LE CHEMIN DE CONVERSION DE CLAIRE D'ASSISE

Sommaire

 1) l'expérience de la conversion à l'Évangile, dans la vie de Claire

     - préparée par l'héritage de la foi chrétienne de sa mère,

     - révélée par l'intermédiaire de l'exemple et de l'enseignement de François             

     - marquée par le motif évangélique culturel de son époque.

  2) sa conversion plus profonde au mystère de miséricorde de l'Évangile

  3) l'apport et l'enseignement de Claire, concernant:

     - le don divin de la conversion,

     - la coopération à ce don,

     - l'approfondissement des grands lieux évangéliques de la conversion.

        La dernière parole de Claire d'Assise enveloppe toute sa vie humaine.  Au bout du chemin de sa vie, elle proclame: «Béni sois-tu, Seigneur, de m'avoir créée!»  Cette fille d'Assise est fille de Dieu.  Elle reconnaît son existence humaine comme une merveille de la création transformée dans la lumière de Dieu.  C'est son Cantique des créatures authentifiant le don et le fruit de sa conversion.  Les paroles qui précèdent le prouvent.  Claire redit à son âme, en reconnaissant la gratuité de ce don: «Celui qui t'a créée, t'a aussi sanctifiée, il a mis en toi son Esprit Saint et t'a toujours regardée comme une mère regarde son enfant qu'elle aime.»   (Pr III,20)

       La conversion est une réalité si présente dans la pensée de Claire d'Assise qu'elle ne cesse de nous la rappeler sous différents vocables qui, tous mettent en évidence la vocation: la vocation humaine est vocation divine.  L'enjeu de notre vie, de toute vie humaine demande une conversion, d'abord comme prise de conscience initiale de cette vocation, puis comme orientation continuelle vers l'accomplissement de cette vocation.  Telle est la vision de Claire telle qu'elle l'exprime dans sa 2e Lettre: «Si quelqu'un te disait autre chose, te suggérait autre chose qui... paraîtrait contraire à la vocation divine, refuse d'imiter son conseil.» (2L 17)

     Ce chemin de conversion que Claire a parcouru dans son humanité, nous inspirera aussi pour réaliser dans la grâce de Dieu, aujourd'hui, mon humanité personnelle reçue comme don de Dieu, et notre humanité communautaire, lieu de conversion, destinée à devenir l'image de la communion des Trois, Père, Fils et Esprit Saint.

 1)  L'expérience de la conversion à l'Évangile:

       a)  Le don de la foi enraciné dans l'héritage chrétien et reçu par Claire Favarone

      Comprendre le chemin de conversion de Claire c'est voir de près ce qu'a été la réaction de sa conscience devant le mystère de l'Évangile, comment elle accueille l'héritage chrétien transmis par l'Église et sa famille, à cette époque.  Comment a-t-elle vécu cette première éducation, puis sa conversion où elle assume cette formation reçue.  Tout le message évangélique est de nous rendre fils et filles de Dieu en Jésus, le Fils premier-né, et par l'Esprit Saint, lien de cette perfection.                                         

Très tôt, - nous percevons ici une différence avec le cheminement spirituel de François- très tôt, la jeune Claire, aux dires de son premier biographe, «reçut dans un coeur docile les rudiments de la foi que sa mère lui transmettait»  (Vie 2,3)  Ce témoignage contemporain contient une bonne part de vérité.  L'auteur nous avertit dans sa préface qu'il a eu le souci de rejoindre les témoins immédiats qui ont vécu avec Claire Offreducio.  Lui-même écrit cette Vie à peine trois ou six ans après la mort de la sainte (donc, entre 1255 et 1260).  

Claire a cet avantage que plusieurs personnes de son entourage immédiat ont été témoins quotidiens, d'abord de son enfance, puis de sa jeunesse et de sa vie au monastère.  Quelques-uns même l'ont connue du commencement de sa vie jusqu'à sa mort, telle, semble-t-il, Pacifica.  C'est donc grâce à eux que nous pouvons accéder, avec une certaine précision, aux premières manifestations extérieures de sa quête de Dieu.

Ici, j'utiliserai comme sources principales de la conversion de Claire : le Procès de canonisation, rapportant les faits les plus proches de la réalité vécue de Claire, quelques extraits de la Vita, en évitant l'expression théologique ou hagiographique de l'auteur, et le Testament lui-même de Claire qui nous livre des faits autobiographiques de son expérience de conversion.

 Intégration personnelle de ce don de foi

     Premier signe chrétien de sa conversion: l'élan vers les pauvres

         Au témoignage souvent réitéré de ceux et celles qui ont connu l'enfance de Claire, une caractéristique revient souvent: «Claire aimait beaucoup les pauvres». (Pr I,3)  Bien sûr, cette enfant reçoit un noble exemple, celui de sa mère, comme le rapporte soeur Pacifica, l'amie de sa mère: «Ortolana visitait volontiers les pauvres». (Pr I,4)    Dame Bona, une laïque, soeur de Pacifica et amie de sa mère, rapporte aussi comment Claire, toute jeune, mettait à profit ce don premier de Dieu en elle, l'amour des pauvres: «Claire faisait porter aux pauvres des nourritures qu'elle était censée manger elle-même; le témoin atteste les avoir portées maintes fois elle-même.» (Pr XVII, 1)   Messire Jean de Ventura, lui aussi, a vu Claire, dans son enfance, dans le même mouvement de cette grâce première: «Bien que le train de la maison fût un des plus importants de la ville et qu'on y fit de grandes dépenses, néanmoins les nourritures qu'on lui servait comme on sert chez les riches, Claire les cachait et les mettait en réserve, et ensuite elle les faisait porter aux pauvres. Habitant la maison, le témoin voyait tout cela, il en était certain et tout le monde en parlait.» (Pr XX, 3)

         Messire Rainier, un autre témoin laïc qui a connu Claire, dans la maison paternelle, décrit ainsi sa façon chrétienne de vivre sa foi: «Il dit que Claire jeûnait, qu'elle priait, qu'elle faisait l'aumône volontiers, autant qu'elle le pouvait.» (Pr XVIII, 3)

     Deuxième signe chrétien de sa conversion:

- l'attrait vers la prière,

- le goût de la retraite,

- le désir de parler de Dieu et des choses de Dieu

        L'enfance de Claire se caractérise par un goût précoce: elle cherche Dieu.  Son biographe nous donne quelques traits de cette quête intérieure qui l'attire: «Son occupation préférée était la prière: elle y éprouvait de grandes douceurs.  N'ayant pas de chapelet pour égrener ses Pater, elle utilisait un sachet de petits cailloux pour compter ses prières au Seigneur.» (Vie 2,4)  Jean de Ventura, au Procès, rapporte d'une autre façon: «Elle jeûnait, s'adonnait à la prière, ainsi qu'il le vit lui-même, et tous étaient persuadés que, dès le début c'était l'Esprit Saint qui l'inspirait.» (Pr XX,3)

 Claire, au témoignage d'un voisin, exprime sa foi comme le trésor qui sollicite de plus en plus le champ de sa conscience et de son coeur: «...au cours des réunions avec ceux de sa famille, elle cherchait toujours à parler des choses de Dieu». (Pr XVIII,3)

         Dame Bona, l'amie de sa mère, qui a vécu très près de la famille, décrit la jeune fille ainsi: «À l'époque où Claire entra dans la vie religieuse, c'était une jeune fille de 18 ans environ, d'une grande maturité d'esprit... Elle était très douce et s'appliquait à toutes sortes de bonnes oeuvres.» (Pr XVII,4) 

       Ainsi, dès la fin de son adolescence, Claire manifeste déjà à ses proches ce qui caractérisera sa vie intérieure et personnelle: décision, persévérance, liberté vécue à la fois dans la douceur et la force intérieure; esprit d'initiative aussi, même dans le contraste de son désir profond de rester cachée, discrète.  C'est ce que décrit dame Bona, l'amie intime de sa mère: «[Claire] restait continuellement à la maison, elle demeurait cachée, ne cherchait pas à se montrer, et s'arrangeait pour ne pas être vue de ceux qui passaient devant chez elle. /... / Madame Claire m'avait envoyée au sanctuaire de Saint-Jacques de Compostelle, parce qu'ayant elle-même reçu beaucoup de grâces elle désirait que d'autres en fussent pareillement favorisées. Et Claire, par dévotion, me confiait certaines sommes d'argent, me commandant de les porter à ceux qui travaillaient à Sainte-Marie-des-Anges, afin qu'ils pussent acheter de la viande.»  (Pr XVII, 4.6-7)

         Voyons se dessiner peu à peu ce point d'arrivée de la conscience de Claire.   L'attente que la jeune fille impose à sa famille qui lui proposait plusieurs possibilités de mariage, et des plus avantageux pour elle, suppose chez Claire une orientation intérieure assez décidée au sujet du Christ.  Voici ce que nous révèle à ce sujet Messire Rainier, son parent par alliance: «Comme elle était belle de visage, on avait entrepris de lui chercher un mari.  Beaucoup de ses parents insistaient pour qu'elle consentit à se marier, mais elle ne voulut jamais.  Et le témoin lui-même ayant à maintes reprises essayé de la convaincre, elle avait fini par refuser de l'écouter.» (Pr XVIII,2)

         En cet espace de temps, Dieu lui fait signe justement par ces luttes renouvelées plusieurs fois qu'elle doit soutenir contre sa famille.  Un voisin, Messire Pierre de Damiano, se souvient: «Il vit son père et sa mère et ses autres parents vouloir la marier magnifiquement, selon son rang, à des hommes nobles et puissants.  Mais la jeune fille qui pouvait alors avoir dix-sept ans, ne voulut jamais y consentir; elle voulait rester vierge et vivre en pauvreté.» (Pr XIX,2)

 b)...marquée par l'exemple et l'enseignement de François

      Troisième signe évangélique: François

 Un nouveau signe apparaît alors sur sa route de conversion: François. Jean de Ventura, l'un des hommes d'armes de son père, rapporte: «Claire ayant appris comment François avait choisi la voie de la pauvreté, résolut en son coeur de l'imiter.» (Pr XX,6)  Ici apparaît en clair l'influence de François sur la jeune adolescente.  Il est ce que nous discernons aujourd'hui, comme le "mentor" de la jeune adulte qui cherche sa voie, le sens à donner à sa vie, selon son aspiration profonde.

         La jeune soeur de Claire, Béatrice, nous rapporte aussi comment François fut attiré vers Claire: «François eut connaissance de ce renom de sainteté [de Claire].» (Pr XII,2) Béatrice complète et laisse deviner le sujet de leurs entretiens: «Il alla plusieurs fois la rencontrer pour lui parler de l'Évangile, si bien qu'à sa prédication, elle renonça à toutes les choses de ce monde et se disposa à servir Dieu dès qu'elle le pourrait.» (Pr XII,2)

         Dame Bona, qui connaît la jeune fille depuis son enfance et demeurait dans la même maison, retient pour nous les sujets des entretiens de Claire et de François.  Elle dit qu'elle-même «l'accompagna souvent lorsque Claire allait parler avec saint François, ce que toutes deux faisaient en secret pour n'être point surprises par ses parents.  On lui demanda ce que saint François lui disait.  Elle répondit: il l'exhortait à se convertir à Jésus Christ.  Et frère Philippe parlait de même.  Et [Claire] les écoutait volontiers et acquiesçait à tous leurs bons enseignements.» (Pr XVII,2)

         Le premier geste de conversion évangélique de Claire est rapporté par trois témoins au Procès: Béatrice sa soeur, soeur Christine, une amie qui demeurait dans la même maison que Claire, et Pierre de Damiano, son voisin.  Ce geste de Claire, avant son départ de la maison paternelle, illustre bien le conseil de Jésus à ceux qui veulent le suivre et l'invitation de Claire elle-même dans sa Forme de vie, chapitre 2.

  Voici ces témoignages:

 «Claire vendit tout son héritage... et donna tout aux pauvres.» (Pr XVII,2)  et

 «Elle voulait rester vierge et vivre en pauvreté, ainsi qu'elle le manifesta par la suite, puisqu'elle vendit tout son héritage et le donna aux pauvres.» (Pr XIX,2)

         Soeur Christine précise encore mieux l'intention de Claire, dont elle a été particulièrement proche, puisque,  «elle a vu et entendu : Les parents de Claire avaient proposé à leur fille un prix plus fort que tous les autres acheteurs, mais elle ne voulut pas le leur vendre et vendit à d'autres afin que les pauvres ne fussent point lésés.  Et tout ce qu'elle retira de cette vente de son héritage, elle le distribua aux pauvres.»

         Ce don de la conversion évangélique, reçu par l'exemple du petit Pauvre d'Assise, Claire le gardera tout au long de sa vie.  François, par le miroir de sa vie évangélique, lui offre le lieu d'une profonde intériorisation de ce qu'elle vivait déjà au cours de son enfance et de son adolescence, comme orientation et comme conduite.  François l'ouvre à sa vie d'adulte chrétienne et suscite son discernement personnel.  Il lui révèle l'amplitude de sa foi chrétienne.  Mais aussi, plus encore, il l'a fait entrer dans sa voie spirituelle par l'illumination de son propre charisme.  Au début de son Testament, Claire témoignera elle-même de l'importance de ce début, de cette illumination où, par l'intermédiaire de l'exemple et de l'enseignement de François, Dieu lui a fait don de sa vocation personnelle, puis communautaire, à la suite du Christ pauvre et humble: «Le Fils de Dieu s'est fait pour nous LA VOIE que, par la parole et par l'exemple, nous a montrée et enseignée notre très bienheureux père saint François, son véritable amant et imitateur.» (Testament 3)

       c) Conversion marquée par le motif évangélique culturel de son époque

       Lorsqu'en 1212, Claire rejoint François, elle suit avec amour "l'inspiration divine" qui l'invite particulièrement à recevoir le don divin de conversion dans le sillage du charisme de François : suivre les pas du Christ Pauvre.  Des détails de la Vita ne peuvent cacher l'humble origine culturelle de ce choix de Claire: choisir une vie de pénitente, c.à d. une vie de conversion continuelle, telle que la concevaient les mouvements fervents de retour à l'Évangile de son époque: «Lorsque l'humble servante de Dieu eut été revêtue de l'habit de pénitence, devant l'autel de Notre Dame..., François la conduisit aussitôt à l'église St-Paul pour y demeurer jusqu'à ce que le Très-Haut en décidât autrement.» (Vie 4,3)

         Ici, Claire et bientôt ses compagnes qui ne tardent pas à la rejoindre, forment une communauté de pénitentes.  Très tôt, elles reçoivent un nouveau lieu, les locaux attenant à l'église de St-Damien, que l'évêque d'Assise et François leur offrent.  Cependant, comme pour le mouvement des Frères tendant de plus en plus vers la cléricalisation, l'autorité de l'Église oriente les Soeurs pauvres vers la vie religieuse monastique cloîtrée, par la règle et les observances bénédictines assumées dans les Constitutions du Cardinal Hugolin.

         Ce qui caractérise cependant le premier et profond motif de Claire, comme celui de François, c'est "faire pénitence", dans la suite du Christ pauvre.  Sous cette expression évangélique devenue culturelle au Moyen-Âge, les pénitents voulaient manifester au monde leur volonté radicale d'un retour à l'Évangile, d'une vie de conversion continuelle, d'une orientation définitive vers Dieu, à la suite du Christ.[1]  Ainsi le début du Procès de canonisation décrit bien ce mouvement radical de la pénitente d'Assise: «Elle tourna le dos aux valeurs périssables et transitoires et partit droit devant elle, oublieuse de toutes les choses du passé, attentive et empressée à écouter et à mettre en pratique la Parole de Dieu.» [2] 

         Ce motif soutenait les pénitents toute leur vie et devenait le signe expressif de l'appel d'autres disciples.  Ainsi Philippa raconte sa propre conversion, elle qui est entrée quatre ans après Claire: «Elle était venue parce que Claire lui avait exposé comment notre Seigneur Jésus Christ, pour le salut du genre humain, souffrit la passion et mourut sur la croix.  Ces entretiens la touchèrent beaucoup, elle décida d'entrer dans l'Ordre et de faire pénitence avec Claire.» (Pr III,1)

 2)  L'expérience de sa conversion au mystère de la miséricorde évangélique

         Les témoignages du Procès au sujet de la pénitence corporelle de Claire sont unanimes et prennent quelquefois une allure austère pour ne pas dire effrayante.  Au Moyen-Âge, la générosité populaire percevait le saint ou la sainte comme porteur de miracles conséquences de ses grandes "pénitences" corporelles qui le configuraient au Christ et manifestaient ainsi sa pénitence intérieure.  La vision des témoins du Procès s'en démarque peu.  Et, d'une certaine façon, Claire non plus, au cours de sa jeunesse religieuse.  Les jeûnes, abstinence totale, veilles, mortifications corporelles... caractérisaient en grande partie, à cette époque, la spiritualité des recluses pénitentes.  Il n'est que de relire le chapitre 7 de la Vita, mais tout autant plusieurs extraits du Procès.

         La perspective de Claire va pourtant changer.  Le lieu profond de la pénitence, de la conversion évangélique appelle lui aussi à une conversion plus profonde, la conversion du coeur à la miséricorde du Christ envers soi-même, et envers le prochain et envers l'Église.  Là aussi, Claire s'est convertie, plutôt, elle a eu besoin d'une conversion aidée en cela par ses soeurs et par François.

         Citons le premier témoignage de Claire elle-même sur sa façon de débuter avec ses premières compagnes dans la vie pénitente, à la suite de l'exemple primitif de François.  Ce récit autobiographique sera présenté deux fois: dans sa Forme de vie et dans son Testament, avec quelques variantes de mémoire. Écoutons-la:

«Le bienheureux François, considérant que nous étions fragiles et faibles selon le corps et que cependant nous ne refusions aucune nécessité, aucune pauvreté, aucun labeur, aucune tribulation, même aucun avilissement et aucun mépris du siècle, bien au contraire, que nous les comptions pour grandes délices, comme il nous avaient fréquemment examinées d'après les exemples des saints et de ses frères, il se réjouit beaucoup dans le Seigneur.» (Test. 27-28; voir aussi Règle 6,7)

 C'est ainsi que Claire décrit sa première conversion à une forme de vie pénitente. Avec réalisme, lucidité, elle reçoit sa nouvelle vie de pauvre dans les circonstances concrètes qui sont les siennes et celles de ses soeurs: une kénose évangélique, dans le milieu culturel d'Assise, dans la mouvance de la nouvelle conversion de François et de ses frères.  Leur première pénitence est celle de la confrontation avec ce monde perturbé par les querelles du pouvoir et de l'avoir entre les milieux sociaux si accentués, si vindicatifs les uns vis-à- vis des autres.  Faire pénitence, pour eux, c'est entrer dans le don de la conversion offerte par l'illumination du Père des miséricordes; c'est rompre avec les valeurs ambiguës et ambiantes du monde.

        La pauvreté évangélique influe sur toute sa vocation à la suite du Christ, dans son chemin vers Dieu.  Invitation fondamentale à suivre le Christ de très près dans sa kénose de Fils de Dieu épousant l'humanité dans sa fragilité: «Il voulut apparaître dans le monde méprisé, indigent et pauvre.» (1L 19)   Claire rappelle ce cheminement de sa foi, ce cheminement qui lui a été joie et douceur malgré l'aspérité des débuts. Oui, dira-t-elle, à la fin, sur son lit d'agonie, «depuis que j'ai expérimenté la grâce de mon Seigneur Jésus Christ par l'intermédiaire de son serviteur François, aucune peine ne m'a semblé dure, aucune pénitence accablante, aucune infirmité insupportable.» (Vie 23)

         La décision humaine, même spirituelle, atteste sa qualité lorsqu'elle est consolidée, actualisée par le discernement qu'impose chaque situation de vie, et la discrétion dans la réalisation de ce discernement.  En cela, Claire a cheminé comme tout être humain.  Aidée par une maturité d'esprit précoce, elle a appris peu à peu à orienter les désirs ardents qui la poussait vers une mortification excessive, une observance, certes fervente, mais pas toujours discrète, respectueuse des lois pédagogiques de l'avancée spirituelle.[3]   Son ardeur pour les jeûnes corporels, les cilices et les veilles suscite même la compassion et l'affliction de son entourage: «Cette bienheureuse mère veillait si longtemps la nuit, en oraison,  elle faisait une telle abstinence que les soeurs s'en affligeaient et s'en lamentaient; moi-même, j'en ai pleuré bien souvent,» avoue Pacifica.  Et elle continue: «Elle faisait une telle abstinence qu'elle en tomba malade.  Aussi saint François et l'évêque d'Assise lui commandèrent-ils de manger.» (Pr I, 7-8)

         Ce fait nous révèle la recherche intérieure de Claire: elle veut exprimer concrètement son amour et sa compassion pour le "Pauvre crucifié".  Grâce à la sollicitude de ses soeurs qui l'estiment, Claire s'ajuste à elles avec discernement: «Même si elle utilisait de si rudes cilices pour elle-même, cependant elle se montrait très miséricordieuse pour les soeurs qui ne pouvaient endurer de telles austérités, et elle les en consolait avec beaucoup de gentillesse», nous rapporte Benvenuta, Et celle-ci continue: «Ce cilice, [Claire] le portait très secrètement, de peur d'être réprimandée par les soeurs.  Mais du jour où elle fut malade, les soeurs lui subtilisèrent de si rudes vêtements.» (Pr II,7)

         Il nous est bon de saisir comment Claire apprend à discerner le vrai chemin  de sa conversion par l'obéissance qu'elle offre aussitôt à l'évêque et à François, à ses soeurs et à elle-même, devenue malade.  Le Seigneur soutient son ardeur, et dans son cheminement vers lui, il était nécessaire qu'elle l'exprime ainsi.  En traversant l'expérience, elle affine cette ferveur en regardant la miséricordieuse tendresse du Père (Testament), les «entrailles du Christ» (première Lettre), et en éprouvant "la suavité de ses propres entrailles de mère" (quatrième Lettre) .  Située en ce lieu vital, elle accède à sa véritable humanité en apprenant la discrétion, cette "mère des vertus" dont la conscience personnelle est le premier témoin.  Dans cette estimation judicieuse entre le bien et le mieux, Claire pourra désormais élaborer elle-même sa forme de vie et communiquer aux autres cette sagesse intérieure.  Ainsi écrira-t-elle à Agnès, qui commence: «Très chère, je te prie et te demande dans le Seigneur de te détourner sagement et discrètement d'une certaine austérité dans l'abstinence, indiscrète et impossible, que j'ai appris que tu avais entreprise, pour que, vivante, tu loues le Seigneur, que tu rendes au Seigneur un hommage raisonnable, et ton sacrifice toujours assaisonné de sel.» (3L 38-41)

         Les lettres et les autres écrits de Claire, Testament, Forme de vie, élaborés après la mort de François, au cours des dernières années de sa vie, nous offrent encore aujourd'hui la source d'un enseignement spirituel caractérisé par un juste équilibre, cette "discrétion" attentive entre des observances puisées aux sources de l'Évangile, de la Règle de François et des traditions monastiques, et leur application quotidienne ou occasionnelle, "selon les personnes, les temps, les lieux" (RCl 2,16) ,  "les nécessités".

 3)  Quelques grands axes de l'apport de Claire concernant la conversion

         Claire nous parle de la conversion de plusieurs manières.  Cernons seulement quelques grands axes de son enseignement qui peuvent nous aider à approfondir la portée évangélique de cette réalité:

         a) La conversion est avant tout don de Dieu:

         "...par inspiration divine" (RCl 2; 6)  La source de tout mouvement vers Dieu part du "Souverain Père des cieux", "le Père parfait".  Cette réalité théologale de notre foi, la sainte l'affirme dans tous ses écrits.  Ainsi à Agnès: "Je rends grâce au Dispensateur de la grâce de qui nous croyons qu'émanent tout don excellent, et toute donation parfaite... pour que tu deviennes imitatrice attentive du Père parfait." (2L 3-4)

         Ici, et comme partout ailleurs dans ses écrits, l'oeuvre, "opération" de la grâce divine, est première et constante.  Cette activité divine précède même notre vouloir, en le suscitant. Nous la voyons ici, à l'oeuvre dans la conversion d'Agnès.  Claire constate la même sollicitude de la grâce de Dieu dans sa propre conversion et celle de ses soeurs.  Au moment de rédiger son Testament, à la fin de sa vie de conversion, elle remémore ce travail prévenant, qui est déjà don de Dieu: «Nous devons considérer, soeurs bien-aimées, les immenses bienfaits de Dieu qui nous ont été conférés, mais entre tous, ceux que Dieu a daigné opérer en nous... non seulement après notre conversion, mais même tandis que nous étions dans la misérable vanité du siècle.» (Test 6-8; voir aussi RCl 6,1 et Test 24)

        Ce don de la conversion, actif et transformant, est caractérisé par sa constance.  Toujours la grâce de Dieu reste à l'oeuvre, soutenant notre collaboration, éveillant l'élan et le progrès.  Ainsi dans la finale de son Testament Claire constate: «Le Seigneur lui-même a donné un bon commencement, il donne le progrès, il donne aussi la persévérance finale.» (Testament 73)

        Pour Claire, ce don du "bon commencement" est une "illumination du coeur" (Testament 24-25) qui contient déjà tout le devenir, tout la promesse évangélique entrevue et se réalisant concrètement à chaque pas de l'avancée.  Il suffit de "regarder ce commencement" pour en être de nouveau illuminé et stimulé. «Garde mémoire de ton propos, comme une autre Rachel, regarde toujours ton commencement.  Ce que tu tiens, tiens-le, ce que tu fais, fais-le et ne le lâche pas...  Ne crois rien, ne consens à rien qui voudrait te ramener de ce propos... où l'Esprit du Seigneur t'a appelée.» (2L 13-14)

        Voyons quelques aspects qui caractérisent ce "bon commencement" évangélique de la conversion, selon Claire d'Assise.

        b) La coopération à ce don de la conversion:

 -  La victoire évangélique de la conversion:... de l'esprit du monde à l'esprit de Dieu.

         Pour Claire, quitter le monde c'est vraiment le vaincre, c'est la victoire évangélique par excellence: «J'ai vaincu le monde.» (Jn 16,33) dira Jésus à ses disciples.  Claire voit le coeur humain et toute destinée humaine dans sa vraie noblesse, sa vocation à être fils et fille de Dieu même, invitée à suivre le Fils, à l'épouser, à lui devenir semblable.  De là son appel pressant, sa foi entraînante, son ardeur à proclamer sa conviction: la vie chrétienne n'a d'autre but que d'imiter la charité de Dieu. «Je crois fermement, -écrira-t-elle,- que vous avez appris que le Royaume des cieux n'est promis et donné par le Seigneur qu'aux pauvres, parce que, lorsqu'on aime une chose temporelle, on perd le fruit de la charité.» (1L 25)

        Quitter ce "monde" c'est une lutte intérieure et extérieure que l'âme chrétienne se doit de livrer si elle veut vraiment participer à cette charité de Dieu.

         Ce que Claire vise surtout à écarter du coeur c'est l'esprit de ce monde qui n'aspire qu'à la richesse immédiate, au pouvoir, aux honneurs, à suivre «le dieu de ce monde avec ses convoitises.» (Ep 2,1)   L'incompatibilité reste profonde entre cet esprit et celui de la charité de Dieu: «On ne peut servir Dieu et l'argent, assure-telle en reprenant l'affirmation de Jésus, puisque ou l'un est aimé et l'autre est tenu en haine, ou on servira l'un et on méprisera l'autre,» (1L 26)  Et encore: «On ne peut demeurer glorieux dans le monde et régner là-haut avec le Christ.» (1L 28)

         Ce dépouillement nous met à "nu" devant le Prince de ce monde, dès le départ de notre conversion pour Dieu.  Ce redoutable assaut, Claire l'aperçoit avec l'acuité d'une très vive conscience car elle l'a vécu d'expérience.  Elle sait que seule la grâce de Dieu peut nous fortifier et nous donner la victoire en ce "passage", cette "pâque" personnelle du monde à Dieu: «Par l'appui de la grâce de Dieu, tu as heureusement fui.» (Lettre à Ermentrude)  Et encore à Agnès: «Par un privilège de la sagesse de Dieu même, tu triomphes d'une manière terrible et soudaine des astuces de l'ennemi.»  (3L 5) Le dépouillement des biens temporels donne l'occasion à cette "grâce de Dieu" de déployer toute sa mesure de victoire: «Celui qui est vêtu ne peut lutter contre quelqu'un de nu (le diable en tant qu'esprit du mal), parce que celui qui donne prise (par son attachement aux biens temporels) est plus vite jeté à terre; c'est pourquoi,- explique-t-elle à sa correspondante, - vous avez rejeté les vêtements, c'est-à-dire, les richesses temporelles pour éviter absolument de succomber devant le lutteur et pouvoir, par la voie resserré et la porte étroite, entrer dans les royaumes célestes.» (1L 27.29-30)

        La vision lucide de Claire sur le monde aveugle se révèle très proche de celle de l'Évangile, en particulier celle exprimée par le langage johannique: «Le monde ne peut pas recevoir l'Esprit de vérité, parce qu'il ne le voit pas ne le reconnaît», dira Jésus lui-même à ses disciples. (Jn 14,17)  La résistance de Claire aux avances et aux arguments de sa propre famille a mis à découvert cette réalité et vérité de la parole de Jésus.  Mûrie par cette expérience vécue dans la foi, Claire écrira: «Certains rois et certaines reines du monde se trompent; bien que leur superbe soit montée jusqu'au ciel (de la renommée) et que leurs têtes aient touché les nues; à la fin, ils sont réduits pour ainsi dire à du fumier.» (3L 27-28)

         Cela, Claire l'affirme et le sait concrètement dès sa jeunesse, selon le témoignage même de messire Rainier, son parent par alliance qui l'a connue: «Le témoin ayant à maintes reprises essayé de la convaincre (de se marier selon les visées mondaines de sa famille), elle (Claire) avait fini par refuser de l'écouter; bien plus, c'est elle qui lui prêchait à lui-même le mépris du monde». (Pr XIII,2)  Du même mouvement de conversion intérieur, Claire attire ses amies, telle sa nièce Amata: «Claire disait qu'elle avait demandé à Dieu une grâce pour le dit témoin (Amata), à savoir de ne pas permettre que celle-ci se laisse prendre aux pièges du monde, ni qu'elle demeure dans le siècle.» (Pr IV,1)

       - Le désir de suivre le Christ pauvre

        Dès le départ, Claire est fascinée par le Christ, par son chemin de pauvreté et d'humilité.  Elle se hâte vers lui avec un élan irrésistible qui entraîne en très peu de temps plusieurs jeunes filles, et même ses soeurs, ses parentes, et... sa propre mère, Ortolana!

        Dès le départ de cette vocation, elle la veut en vue de la Passion qui vient.  N'est-ce pas en ce sens symbolique et vrai qu'elle exécute le conseil de François, entrant dans cette Voie le LUNDI SAINT, début de la sainte Semaine?  Elle sait que son chemin sera de prendre part mystiquement à cette Passion du Seigneur.  C'est le grand désir qui polarise ses sentiments et son énergie: «Sois fortifiée dans le saint service commencé avec le désir ardent du pauvre Crucifié qui, pour nous, supporta la passion de la croix.» (1L 13-14)  Ce "désir ardent du pauvre Crucifié", voilà le mobile profond qui oriente désormais sa vie dès le "commencement", et c'est par ce puissant désir qu'elle réveille et suscite les vocations.  Soeur Philippa, entre autres, nous l'affirme: «Elle était venue parce que [Claire] lui avait exposé comment notre Seigneur Jésus Christ, pour le salut du genre humain, souffrit la passion et mourut sur la croix.  Ces entretiens la touchèrent beaucoup, elle décida d'entrer dans l'Ordre.» (Pr III,2)

        Ce désir profond de communion à la passion de Jésus demeurera présent toute sa vie et jusqu'à la fin.  Mais il est bon de percevoir ce désir dans sa densité et son intensité dès le "commencement".   D'ailleurs cette attitude est déjà orientée par le conseil de Jésus lui-même: «Quiconque ne porte pas sa croix et ne vient pas derrière moi ne peut être mon disciple.» (Lc 14,27)  Et encore: «Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même, qu'il se charge de sa croix chaque jour, et qu'il me suive.» (Lc 9,23)

        Claire reprendra le même conseil et le transposera au vécu de sa correspondante Ermentrude: «O très chère, regarde vers le ciel qui nous invite, et prends ta croix et suis le Christ qui nous précède.  Aime de toutes tes entrailles Dieu et Jésus, son Fils, crucifié pour nous pécheurs; et que jamais, de ton esprit, ne sorte sa mémoire.  L'oeuvre que tu as commencée, achève-la avec insistance.»  Nous trouvons encore un exemple d'exhortation de Claire à continuer ce regard de conversion dans le propre cheminement de Benvenuta: «Claire lui enseigna premièrement qu'il faut aimer Dieu par-dessus tout; deuxièmement qu'il faut confesser ses péchés souvent et sans rien cacher; troisièmement, qu'il faut toujours conserver dans sa mémoire la passion du Seigneur.» (Pr XI,2)

        - L'exemple de François

        Le "commencement" si important de sa conversion prend naissance en Dieu même qui l'éclaire et l'appelle en une forme de vie évangélique selon le don que l'Esprit a départi à François: «Le très haut Père céleste a daigné par sa miséricorde et par sa grâce, éclairer mon coeur pour qu'à l'exemple et selon l'enseignement de notre très bienheureux père François, je fasse pénitence.» (Testament 24)

         François est pour elle et ses soeurs le signe-sacrement par lequel s'ouvre pour elles la volonté du Père très Haut: «son petit troupeau que le Seigneur Père a engendré dans sa sainte Église par la parole et l'exemple de notre très bienheureux père saint François pour suivre la pauvreté et l'humilité de son Fils bien-aimé.» (Testament 46)  Et jusque que dans la forme que prendra leur suite du Fils de Dieu, François demeure le grand exemple: «Le Fils de Dieu s'est fait pour nous la Voie que, par la parole et par l'exemple nous a montrée et enseignée notre très bienheureux père François, son vrai amant et imitateur.» (Testament 3)

        Ce charisme évangélique que François transmet à sa soeur et qu'elle fera fructifier, par la grâce de Dieu, et avec tant de sollicitude et de talent, s'exprime par deux écrits-sources: l'un de François, au tout début de la conversion de Claire et de ses soeurs, l'autre inspiré de Claire elle-même voulant témoigner tangiblement  sa fidélité au charisme qu'elle a reçu du Père par l'intermédiaire de François. Ce document, ratifié par l'Église devient la charte toujours nouvelle qui atteste et soutient la conversion permanente des soeurs (et sans doute aussi des frères.)

         - La petite "FORMULE DE VIE" donnée par François:

         Claire exhorte fortement ses filles et disciples à remémorer souvent l'essentiel de ce "commencement de notre conversion" : «J'avertis et j'exhorte dans le Seigneur Jésus Christ toutes mes soeurs qui sont et qui viendront à toujours s'appliquer à imiter la voie de la sainte simplicité, de l'humilité, de la pauvreté et aussi l'honnêteté d'une sainte conduite, comme dès le commencement de notre conversion nous l'ont enseigné le Christ et notre très bienheureux père, le bienheureux François.» (Testament 56-57)

         Ce commencement s'exprime au tout début par un écrit de François lui-même où celui-ci atteste l'authenticité de "l'inspiration divine" qui les a conduites jusqu'à lui:

«Le bienheureux père, considérant que nous ne craignions aucune pauvreté..., nous écrivit une forme de vie de cette manière.  "Puisque, par inspiration divine, vous vous êtes faites filles et servantes du très haut et souverain Roi, le Père céleste, et que vous avez épousé l'Esprit Saint, en choisissant de vivre selon la perfection de l'Évangile, je veux et je promets d'avoir toujours, par moi-même et par mes frères, un soin affectueux et une sollicitude spéciale pour vous comme pour eux."» (Règle 6,3-4)

Dès le départ, le petit pauvre du Christ les avait situées dans la famille et les moeurs de Dieu, où lui-même et ses frères avaient choisi d'exister désormais.  Claire, à la fin de sa vie, enchâsse au coeur même de sa Forme de vie, ce petit écrit de François qui donne ainsi le "noyau" du "bon commencement".  Ce texte affirme le mystère de son être nouveau: fille, servante, épouse.  Elle accueille et reçoit Dieu comme elle est accueillie et reçue par Lui.  C'est la source même de leur nouvelle Forme de vie, «mode de sainte unité et de très haute pauvreté, suivant les traces du Christ lui-même et de sa très sainte mère.» (Prologue de la Règle) Là est pour elle et ses soeurs l'expression privilégiée de leur vocation, là est pour elles "la perfection du saint Évangile". (Règle 6,3)

     - LE PRIVILÈGE DE LA PAUVRETÉ requis par Claire, confirmé par l'Église:

        Pour concrétiser davantage ce choix de vie, Claire, dès le début, désire fortement que ce "propos" soit approuvé par l'Église.  C'est elle qui présente cette requête à l'Église, comme en témoigne son Testament.  Elle requiert ce privilège pour plusieurs raisons qu'elle indique elle-même dans cet écrit:

- la dignité d'une si haute profession,

- la fragilité "des autres", les soeurs qui doivent l'observer,

- la tentation de s'en écarter. (Testament 37-38)

        Claire nous renseigne aussi comment elle fut inspirée de demander ce décret très original: «Pour plus de précautions, je fus soucieuse de faire renforcer notre profession de la très sainte pauvreté, que nous avions promise au Seigneur et à notre bienheureux père, par des privilèges du seigneur pape Innocent (III), au temps de qui nous avions commencé (1216), et de ses successeurs (1228), afin qu'à aucun moment, nous ne nous écartions en aucune façon d'elle.» (Testament 42-43)

        Ce Privilège ardemment désiré par la "petite pauvre", et suggéré par elle à l'Église, l'orientera aussi toute sa vie.  Il inspirera autant sa Règle définitive que ses autres écrits.  Comparons, par exemple entre bien d'autres, un extrait de la première lettre adressée à Agnès de Prague, au tout début de sa vie pour Dieu; comparons aussi le chapitre 2 de la Règle, sur l'admission des aspirantes: À Agnès, Claire précise la modalité de sa vocation:

«Rejetant tout cela (honneurs et richesse), vous avez choisi de tout votre esprit et de tout l'élan de votre coeur, plutôt la très sainte pauvreté, prenant un époux, le Seigneur Jésus.» (1L 6-7)

 La Règle donne l'orientation d'un choix évangélique:

«Si quelqu'une, par inspiration divine, venait à nous voulant accepter cette vie, si elle est apte, qu'on lui dise la parole du saint Évangile, d'aller et de vendre tous ses biens et de s'appliquer à les distribuer aux pauvres.» (Règle 2)

 Voie de sainte simplicité-humilité-pauvreté

        S'offrir comme "hostie sainte et agréable à Dieu".

         Cette vocation "grande et parfaite" (Testament 3) s'engage dans un chemin unifié, très simple, très vrai dans sa visée.  Mais pour y entrer et avoir l'heureuse disposition d'y persévérer il faut un coeur simple. «Une seule chose est nécessaire... ,- écrira-t-elle après le Christ (Lc 10,42)   ...j'atteste cette seule chose et je t'avertis, par l'amour de Celui à qui tu t'es offerte en sainte et agréable hostie.» (2L)

         Ce "bon commencement" demandé par la sainte Mère à celle qui veut s'engager en cette "forme de vie" se caractérise en grande partie par cette attitude profonde d'offrande de soi, de disponibilité intérieure à Dieu, de "simplicité" du coeur.    Claire compare cette offrande mystique du "commencement" aux fiançailles avec Celui qui s'est offert, l'Agneau immolé en sacrifice pour le salut du monde: «Tu as été merveilleusement fiancée à l'Agneau immaculé qui enlève les péchés du monde, ayant délaissé toutes les vanités du monde.» (4L 3)

      - Le début du Miroir: la simplicité de Dieu:

         Cette «sainte simplicité qui confond toute sagesse de ce monde et toute sagesse de la chair»,[4]  Claire la voyait comme en un miroir dans la vie même du Seigneur, particulièrement dans sa "descente" parmi nous, la pauvreté concrète de sa crèche.  C'est là qu'elle oriente le regard de ses soeurs méditant l'importance de ce "commencement": «Considère le commencement de ce Miroir, la pauvreté de Celui qui a été déposé dans une crèche et enveloppé de petits langes. Ô admirable humilité, Ô stupéfiante pauvreté!  Le Roi des anges, le Seigneur du ciel et de la terre est couché dans une crèche.» (4L 19-21)

        Ce souvenir bien concret, elle va jusqu'à l'insérer dans sa règle et son testament.  Dans sa règle, au sujet de la simplicité des vêtements: «... par amour de l'enfant très saint et très aimé, enveloppé de pauvres petits langes, couché dans une crèche, et de sa très sainte mère, j'avertis, je supplie et j'exhorte mes soeurs qu'elles se vêtent toujours de vêtements vils.» (Règle 2,24)   Dans son testament, elle rappelle aussi ce "propos" du début: « Par amour pour ce Dieu qui, pauvre, fut déposé dans une crèche..., nous observions la sainte pauvreté que nous avons promise à Dieu et à notre très bienheureux père saint François.» (Testament)

         - L'échange

         Ce "commencement" de la conversion est en réalité le lieu d'un échange.  Le langage de Claire revêt facilement le vocabulaire de "l'économie", de la dispensation des biens: langage de "marchands" si populaire au Moyen-Âge avec la montée envahissante de la classe marchande et bourgeoise.  Ce "commencement", ce "propos" d'entrée dans la suite du Christ pauvre, donne accès au Royaume, à sa richesse, à sa gloire, à sa possession.  Et cela, dès le début, même si rien ne paraît encore!  La foi n'est-elle pas la "garantie des biens que l'on espère"? (He 12,1)  Cette assurance de la foi est vraiment actuelle dans le langage religieux de Claire: «O bienheureuse pauvreté qui, à ceux qui l'aiment et qui l'embrassent, procure les richesses éternelles!» (1L 15)

        Le Père des miséricordes est "dispensateur de la grâce" (2L 3), et l'économie de son salut s'offre à l'humanité comme le lieu de l'échange: «Un si grand et un tel Seigneur, voulut apparaître dans le monde méprisé, indigent et pauvre, pour que nous devenions en lui, riches en possédant les royaumes célestes.» (1L 20-22)  Car Claire le sait, nous sommes «très pauvres et indigents, souffrant l'extrême indigence de nourriture céleste.» (1L 22)  Mais la personne humaine est souvent aveugle sur son état et ne peut s'en rendre compte sauf par l'expérience de la limite, de la souffrance, de la mort.

Déjà Claire nous montre les vraies richesses que ce "bon commencement" nous a values: «Vous avez préféré... enfouir des trésors dans le ciel plutôt que sur la terre, et votre récompense est très copieuse dans les cieux.» (1L 22-23)  À cette vue intérieure si certaine, elle s'écrie encore: «Quel grand et louable  échange: laisser les biens temporels pour les éternels, mériter les biens célestes pour les terrestres, recevoir cent pour un et posséder la bienheureuse vie perpétuelle!» (1L 30)

        Cette certitude, Claire et François l'insèrent même dans leurs Formes de vie.  C'est un contrat perpétuel: «Telle est la hauteur de la très haute pauvreté qui vous a instituées vous, mes soeurs très chères, héritières et reines du Royaume des cieux, qui vous a faites pauvres en biens, qui vous a élevées en vertus.»   Quel en est le "prix coûtant"?: "Ne rien posséder sous le ciel.": «Totalement attachées à elle (la très haute pauvreté), soeurs bien-aimées, pour le nom de notre Seigneur Jésus Christ et de sa très sainte Mère, ne posséder à jamais rien d'autre sous le ciel.» (Règle 8,4-6)    En cela, l'espérance des vrais biens surpasse infiniment celle des biens transitoires: «Pour l'éternité et les siècles des siècles, tu auras part à la gloire du royaume céleste en échange des choses terrestres et transitoires, aux biens éternels, en échange des biens périssables.» (2L 23)

c) l'approfondissement des lieux évangéliques de la conversion:

        Parmi les grands lieux évangéliques de la conversion, Claire et ses soeurs ont profité particulièrement de ceux qui leur semblaient les plus proches à exprimer la pauvreté du Christ.  Parmi ceux-ci, le vêtement de pénitence, le jeûne, l'aumône ou le partage.  Claire les a d'abord pratiqués avec amour et assiduité.  Puis peu à peu, elle transforme du dedans ces pratiques chrétiennes qui deviennent de grands lieux d'union à Dieu, de transformation à son Image.  Voyons seulement ici ce grand symbole, exploité par la sainte tout au long de sa vie, qu'est le "vêtement" de conversion. Symbole particulièrement riche au Moyen-Âge de l'expression qui caractérise sa Règle : "forme de vie".

         - Le "vêtement" de pénitence:

        Le "signe" visible de l'état de conversion, au Moyen-Âge, était l'habit.  "Revêtir l'habit de pénitence" était un terme consacré qui voulait manifester le changement radical de la vie du converti ou du pénitent. Claire, tout au cours de sa vie, utilise ce signe extérieur certainement pour exprimer sa vie pauvre, à la suite du Christ pauvre.  Mais elle approfondit ce signe en le situant dans sa réalité évangélique: "revêtir le Christ".

        Nous nous souvenons du premier signe de conversion que Claire donne à ses contemporains et que rapporte la Vita: «L'humble servante de Dieu fut revêtue de l'habit de pénitence devant l'autel de Notre-Dame...»  Et un peu plus haut, dans le récit, l'auteur situe la nouvelle pénitente devant ses contemporains: «Laissant derrière elle, sa maison, sa famille, sa cité, elle se rendit en hâte à Sainte-Marie de la Portioncule.  Elle y fut accueillie à la lueur des flambeaux par les frères qui veillaient en prière autour de l'autel. C'est là qu'elle donna au monde son acte de divorce; c'est là que les frères lui tondirent les cheveux et qu'elle abandonna entre leurs mains tous ses bijoux et ornements divers.» (Vie 4,3)

        Nous nous souvenons aussi du contraste voulue par François de ce signe de dépouillement.  Lorsque Claire va lui demander «comment faire pour quitter le monde», «le Père - écrit Celano - lui ordonna de revêtir pour la fête (des Rameaux) ses plus beaux atours. Puis, dans la nuit qui suivrait, de quitter les joies d'ici-bas pour prendre le deuil de la Passion du Seigneur.» (Vie 4,7)  La jeune fille ici, est invitée à revêtir la Passion du Seigneur.

         Au Monastère, les soeurs témoignent de l'austérité de son vêtement, signe de sa rupture avec l'esprit du monde: «Elle se contentait d'une seule tunique de laine rude, avec un manteau.» (Pr II,4)  "Une seule tunique avec un vil manteau de grosse laine" ajoute une autre (Pr III,4) C'est même un des signes de sa sainteté, affirme une autre (Pr XII,6b)

         Les exhortations de Claire dans sa Forme de vie, exige justement que l'habit soit forme de vie, signe tangible de la pauvreté de vie évangélique: «Par amour de l'Enfant très saint et très aimé, enveloppé de pauvres petits langes, et de sa très sainte Mère, j'avertis, je supplie et j'exhorte mes soeurs qu'elles se vêtent toujours de vêtements vils.» (Règle 2,24)  

Ici apparaît un sens évangélique plus approfondi du signe qu'est le vêtement de conversion: l'imitation de l'Enfant-Dieu qui devient participation de sa kénose.

        Ce signe sera de plus en plus exploité dans ses lettres à Agnès comme signe de la victoire sur l'esprit d'appropriation du monde: «Vous avez rejeté les vêtements, c'est-à-dire les richesses temporelles, pour éviter absolument de succomber devant le lutteur et pouvoir, par la voie resserrée et la porte étroite, entrer dans le Royaume céleste.» (1L 29)

          Ce rejet des "vêtements du monde" devient "dénuement" pour le Christ: «Rejetant tout cela, vous avez choisi de tout votre esprit et de tout l'élan de votre coeur, plutôt la très sainte pauvreté et le dénuement du corps, prenant un époux de plus noble race, le Seigneur Jésus Christ.» (1L 6)  "Prendre un époux" c'est, ici, "revêtir le Christ". Elle en décrit tout aussitôt les conséquences avec des symboles de revêtement de l'âme, signe de la réalité profondément biblique de l'Alliance.  En lisant ce passage de sa première Lettre, ayons à l'esprit comment Dieu pare son épouse, son peuple dans les écrits d'Ézéchiel et des autres prophètes de l'Alliance et surtout dans l'Apocalypse, la "Jérusalem nouvelle", l'épouse-fiancée. «Par ses embrassements, vous êtes désormais liée à lui qui a orné votre poitrine de pierres précieuses et a mis à vos oreilles des perles inestimables, qui vous a toute enveloppée de gemmes étincelant comme le printemps, et vous a couronnée d'une couronne d'or marquée du signe de la sainteté.» (1L 10-11) Ici encore, le revêtement d'Agnès effectué par le Christ devient "signe de sainteté".

        Au cours de sa 3e Lettre, Claire partage de nouveau à sa disciple, par l'évocation de la gloire du Christ rayonnant, rappelant le mystère de la Transfiguration où Jésus apparaît à ses disciples revêtu de lumière; ou encore l'expérience mystique de Moïse dont la contemplation de Dieu lui donne d'être rayonnant de lumière, la sainte exhorte fortement à pénétrer dans ce mystère de transformation de l'être: voilà le but de notre vie pauvre.

     «Réjouis-toi toujours dans le Seigneur, soeur très chère...

Pose ton esprit sur le Miroir de l'éternité,

pose ton âme dans la Splendeur de la gloire

pose ton coeur sur l'Effigie de la divine substance

       et transforme-toi tout entière, par la contemplation, dans l'Image de sa divinité,

       afin de ressentir toi aussi ce que ressentent les amis,

       en goûtant la douceur cachée que Dieu réserve à ceux qui l'aiment.»  (3L 12-14)

        Ici se manifeste clairement le sens de notre "vocation divine", dont la réalisation, dès ici-bas, est le but de notre conversion.

         Dans sa 4e Lettre, à la fin de sa vie, Claire reprend ce même mystère de «la contemplation qui nous refait», en exploitant le symbole du MIROIR qu'est la vie du Christ, mais cette fois ce miroir traverse notre vie de l'intérieur du coeur à l'extérieur de la personne: tout est revêtue du Christ, "l'Image de la divinité", notre "vocation divine".  Elle nous invite, comme François d'ailleurs, à regarder chaque jour ce Miroir de notre être, pour qu'Il devienne l'unique Amour de notre vie, source de l'amour pour tous: notre vie n'est plus centrée sur nous-mêmes mais sur Lui, comme le rappelle saint Paul à ses chrétiens. «Ce Miroir, regarde-le chaque jour, épouse de Jésus Christ, et mire sans cesse en Lui ta face, pour ainsi tout entière, intérieurement et extérieurement te parer des vêtements de toutes les vertus, comme il convient, fille et épouse très chère du Souverain Roi.  Dans ce Miroir resplendit la bienheureuse pauvreté, la sainte humilité, et l'ineffable charité, comme avec la grâce de Dieu tu pourras le contempler par tout le Miroir.» (4L 15-18)

         Ce vêtement vil et pauvre reçu au tout début de sa vie pénitente, est devenu le signe de sa vie pauvre et, en même temps, signe de réalités très hautes, comme le promettait la Forme de vie : «Telle est la hauteur de la très haute pauvreté qui vous a instituées, vous mes soeurs très chères, héritières et reines du Royaume des cieux, qui vous a faites pauvres en bien, qui vous a élevées en vertus." (Règle 8,4)

        Lorsque le temps de son pèlerinage terrestre parviendra à son terme, la sainte Mère, à la vue de ses soeurs, recevra mystérieusement ce "vêtement de gloire" (Vie 28,46) dont le symbolisme très riche représente à sa façon médiévale l'envers de son vêtement de conversion: «Une grande multitude de vierges, vêtues de blanc et couronnées, venaient et entraient par la porte de la salle où gisait madame sainte Claire.  Alors toutes ces vierges s'approchèrent du lit de madame Claire, et celle qui semblait la première, recouvrit la malade d'une gaze si fine, si transparente, que l'on continuait à voir madame sainte Claire, bien qu'elle fût recouverte.»  (Pr XI,4)

       Ici, dans cette vision qui répond au désir intense de soeur Benvenuta - que Claire soit revêtue de vêtements de gloire, assortis à sa grande sainteté,- est marquée un symbole contrastant: le vêtement de gloire n'empêche nullement de continuer à apercevoir le vêtement pauvre de la sainte malade.  Notre humanité sera glorifiée par la divinité du "Roi de gloire", et non supprimée.  L'humanité du Christ et la nôtre partage la même destinée de gloire, en gardant les marques glorieuses de sa Passion, signes rayonnants de sa "fragile humanité".

       Les images et les symboles du Moyen-Âge véhiculent de profondes vérités de foi.  Une conversion chrétienne est toujours polarisée par la transformation de l'être dans l'amour vainqueur de Dieu.

      Claire, modèle-miroir de conversion et d'espérance

      Après la mort de cette Pauvre Dame qui a voulu se revêtir du Christ, par le moyen de cette Forme de vie de Pauvreté, le peuple, à son tombeau, ne s'y trompe pas lorsqu'il prie: «Intercède pour nous auprès du Christ, toi le modèle des Pauvres Dames, toi qui as conduit tant d'âmes à la pénitence, tant d'âmes à la vie éternelle.» (Vie 28,48)

 

(1) Dictionnaire de spiritualité: article Pénitents au Moyen-Âge   

(2) Innocent 1V, dans la Bulle "Gloriosus Deus" demandant l'enquête du Procès. "Sainte Claire d'Assise, Documents, p.158.       

(3) Les "observances" que le cardinal Hugolin lui avait proposées, au début de sa vie religieuse, ont sans doute influencé dans ce sens sa jeune ferveur monastique. Il est facile de supposer la même orientation donnée par les visiteurs cisterciens responsable de la jeune fondation.

4) Écrits de saint François, Salutations des vertus, SC #285;cf. aussi 4L 19,2

 

 

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