Le mystère de la Liturgie dans la vie et l’enseignement de sainte Claire

Sommaire

A. Le mystère de la Liturgie présent dans les Écrits de Claire d'Assise à la lumière des Documents du dernier Concile

B. LE MILIEU "LITURGIQUE" du XIIIe siècle

C. LA RÉALISATION CONCRÈTE DE LA VIE LITURGIQUE à Saint-Damien

D. LES RYTHMES INTÉRIEURS DE LA LITURGIE à Saint-Damien

«Nous devons rendre des actions de grâces au glorieux Père du Christ.»  Testament  de sainte Claire

«Il y aura ici des dames dont la vie et la sainte conduite glorifieront notre Père céleste dans toute sa sainte Église.» Saint François

 

LE MYSTÈRE DE LA LITURGIE CHRÉTIENNE DANS LES ÉCRITS ET LA VIE DE SAINTE CLAIRE

«Qu'elle chante le cantique nouveau devant le trône de Dieu et de l'Agneau et qu'elle suive l'Agneau partout où il ira.» (4 L,3).

    Tel est le souhait ultime que sainte Claire envoie à son amie, la bienheureuse Agnès de Prague, au cours des derniers mois de sa vie sur terre. Ce souhait, Claire l'adresse à elle-même d'abord et, nous pouvons penser aussi qu'elle désire la réali- sation de cette destinée pour toutes ses soeurs. Louange de Dieu et suite de son Fils, telles sont les grandes orientations qui motivent la vie pauvre d'une fille de sainte Claire et de saint François. Notre vocation est «liturgique».

La réflexion suivante abordera cet aspect de notre vocation, en ayant le souci de vérifier à la fois le concret des sources et d'approcher un peu aussi la profonde orientation mystique qui animait cette louange au temps de sainte Claire. Mais, auparavant, il nous sera profitable de comparer la théologie des documents du dernier Concile, sur la Liturgie, avec les intuitions que Claire laisse percevoir dans ses écrits.

A. La vision liturgique de sainte Claire à la lumière des Documents du dernier Concile

    Le Concile Vatican II est l'un des plus importants qui exprime la conscience de l'Église au sujet du mystère de sa propre Liturgie. Beaucoup de spécialistes affirment que cette Réforme liturgique est le point d'arrivée de plusieurs siècles de recherches, d'essais de réformes. Il est intéressant de comparer, en grandes perspectives, la pensée de sainte Claire sur le mystère chrétien qui fonde notre vocation et l'orientation du Concile dans ses documents principaux sur la Liturgie. Une constatation émerge très tôt: Claire a compris de l'intérieur le mystère chrétien et l'a profondément accompli, par la grâce de l'Esprit, dans la "Liturgie" de sa vie. Le mot "Liturgie" est perçu ici dans son sens fort de culte, de "service de Dieu", de Louange ininterrompue du Salut divin accompli en Jésus, le Fils de Dieu. Ce que la Liturgie de l'Église célèbre dans le temps, Claire le vit avec ses soeurs, de jour et de nuit, dans l'appel pascal de leur vocation «pèlerine et étrangère »(Test.), se          « fortifiant dans le saint service» (1L 13.31), à la suite de Jésus pauvre.[1]

En suivant quelques pistes privilégiées, dégageons ici des parallèles.

_ Le mystère pascal, centre de la Liturgie chrétienne

Le Concile affirme nettement, dès le début de la Constitution sur la Liturgie: «C'est son humanité dans l'unité de la personne du Verbe qui fut l'instrument de notre salut. C'est pourquoi dans le Christ est apparue la parfaite rançon de notre réconciliation et la plénitude du culte divin est entrée chez nous.»(SC 5)

Claire, en 1234, écrit à une "postulante", Agnès de Prague: «Soyez fortifiée dans le saint service commencé avec le désir ardent du Pauvre crucifié qui pour nous tous supporta la passion de la croix, nous arrachant au pouvoir du prince des ténèbres..., et nous réconciliant avec Dieu le Père.» (IL 13_14)

La Liturgie chrétienne est dialogue de Dieu avec son Peuple, elle est le lieu-signe de la réconciliation de Dieu et de l'humanité dans la personne de son Verbe. Claire situe nettement notre vocation de Soeur pauvre en ce Mystère pascal. Notre vocation est un « saint service », cette même expression qui sous-tend le mot "liturgie" (leitourgia = service public). La sainte comprenait sans doute cette expression de « saint service »dans un sens englobant non seulement les temps de célébrations liturgiques mais aussi toute sa vie.

La Constitution SC reprend aussi les affirmations du Nouveau Testament sur la destinée terrestre du baptisé uni intimement au Christ en ce Mystère pascal: «Par le baptême, les hommes sont greffés sur le mystère pascal du Christ: morts avec lui, ensevelis avec lui, ressuscités avec lui...»(Rm 6,4; Ep 2,6; Col 3,1; 2Tm 2,11;1,6) ,

À sa correspondante, devenue Soeur pauvre en 1238, Claire propose la même foi: «Si tu souffres avec lui , avec lui tu régneras; t'affligeant avec lui, avec lui tu te réjouiras; mourant avec lui sur le bois de la tribulation, avec lui tu posséderas...les demeures célestes.»   (2L 21) Toute la Liturgie célèbre et réalise ce mystère de configuration chrétienne.

_ Le dévoilement de l'Oeuvre du Salut dans la Liturgie

L'Épiphanie liturgique devient .miroir. pour le croyant. Le Concile situe la Liturgie dans sa mission éducatrice de la foi par ces paroles: «Notre Mère la sainte Église déploie tout le mystère du Christ pendant le cycle de l'année, de l'Incarnation et la Nativité jusqu'à l'Ascension, jusqu'au jour de la Pentecôte et jusqu'à l'attente de la bienheureuse espérance et de l'avènement du Seigneur. Tout en célébrant ainsi les mystères de la rédemption, elle ouvre aux fidèles les richesses des vertus et des mérites de son Seigneur; de la sorte, ces mystères sont en quelque manière rendus présents tout au long du temps, les fidèles sont mis en contact avec eux et remplis par la grâce du salut.» (5,102)

Combien Claire a vécu et enseigné le mystère chrétien en ce sens...! L'expression lyrique de sa 4e Lettre entraîne tout le regard de notre vie en cette perspective: «Ce Miroir, regarde-le chaque jour, épouse de Jésus Christ, et mire sans cesse en lui ta face.»(voir aussi les versets 15-26)

« Contemple...,considère..., regarde... », est-ce un langage "liturgique"? Non, certes, au premier abord de son élan de prière, tout en pensant avec vérité que la Liturgie continue son écho et son oeuvre dans le coeur chrétien qui l'a profondément célébrée.

_ La Liturgie, Oeuvre de la glorification de Dieu

La louange et la glorification divine est le but ultime de la Liturgie, but que la Constitution affirme à plusieurs reprises: «Dans la liturgie terrestre, nous participons par un avant-goût à cette liturgie céleste qui se célèbre dans la sainte cité de Jérusalem à laquelle nous tendons comme des voyageurs, où le Christ siège à la droite de Dieu avec toute l'armée de la milice céleste, nous chantons au Seigneur l'hymne de gloire.»(1.8) Et un peu plus loin: «Les labeurs apostoliques visent à ce que tous, devenus enfants de Dieu, par la foi et le baptême, se rassemblent, louent Dieu au milieu de l'Église, participent au sacrifice et mangent la Cène du Seigneur.»(1.10)

Dans la Présentation générale de la Liturgie des Heures, notre mission de louange s'accentue. L'Église montre à tous les croyants le signe visible de sa prière dans ces communautés de moines et de moniales, et de religieux et religieuses qui accomplissent la Liturgie des Heures:

«En effet. ils manifestent de façon plus parfaite l'image de l'Église qui loue le Seigneur sans relâche et d'une voix unanime; et ils accomplissent sa fonction en "travaillant d'abord par la prière" à l'édification et à la croissance de tout le Corps du Christ et au bien des Églises particulières. Ce qu'il faut affirmer surtout de ceux qui mènent la vie contemplative.»(24)

L'humble abbesse de St-Damien parsème ses écrits des mêmes invitations à la louange de Dieu. D'ailleurs toute sa vie de Soeur pauvre est polarisée par cette « glorification du Père céleste dans toute sa sainte Église », mission constante qu'elle rappelle dans son Testament au souvenir de la prophétie initiale de François sur elle et sur ses soeurs.

« Pèlerines et étrangères en ce siècle, servant le Seigneur dans la pauvreté et l'humilité », affirmera la Règle des soeurs, après celle de François pour ses frères. En cette liberté que l'espace intérieur de la sainte pauvreté nous offre, la louange peut et doit s'épanouir: « ...nous sommes tenues de beaucoup bénir et louer Dieu», écrit-elle en son Testament (21-22).

Cette louange du coeur libéré, Claire semble même la vouloir comme le climat qui règle sagement les contraintes de la vie pénitente: «Je te prie et te demande dans le Seigneur. de te détourner sagement et discrètement d'une certaine austérité dans l'abstinence pour que, vivante, tu loues le Seigneur, que tu rendes au Seigneur un hommage raisonnable.» (3L 40- 41)

_ La Liturgie source de la charité du Christ vivant au coeur des croyants

La Constitution SC enseigne comment la Liturgie chrétienne transforme le croyant dans la charité même qui a conduit le Christ à consommer son sacrifice pour notre salut:

«La liturgie elle-même pousse les fidèles rassasiés des mystères de Pâques à n'avoir plus qu'un seul coeur dans la piété; elle prie pour qu'ils gardent dans leur vie ce qu'ils ont saisi par la foi; et le renouvellement dans l'Eucharistie de l'Alliance du Seigneur avec les hommes attire et enflamme les fidèles à la charité pressante du Christ».(1.10)

C'est ici que le parallèle voulu entre la pensée spirituelle de sainte Claire et les textes du récent Concile atteignent leur meilleure signification. Sainte Claire n'a cessé de vivre et d'exhorter ses soeurs à cette «pressante charité du Christ » .On pourrait même certifier que sa vie entière a cherché à réaliser le plus étroitement possible l'union à cette Charité. La quatrième Lettre surtout, dans un langage mystique, nous presse d'y accéder par le désir intérieur sans cesse renouvelé. Puisque la Liturgie célèbre cette Charité divine, la sainte Mère veut qu'elle oriente tous les désirs du coeur en ce seul Désir: «Puisses-tu...être sans cesse plus fortement embrasée de l'ardeur de cette Charité » , nous souhaite-elle.

C'est aussi l'exhortation importante de son Testament qui accompagne son commandement à vivre la sainte Pauvreté: «..vous aimant les unes les autres de la charité du Christ.» (59) Et dans la Règle: « Qu'elles soient toujours soucieuses de conserver entre elles l'unité de l'amour mutuel qui est le lien de la perfection. » (10,7)

_  La Liturgie: lieu du sacrifice et de l'offrande sous l'action de l'Esprit Saint

«L'unité de l'Église en prière est l'oeuvre de l'EspritSaint: c'est le même Esprit qui est dans le Christ, dans l'Église tout entière et en chacun des baptisés.»(Prés.gén.LH 17)

Dans sa Règle, Claire nous ramène à la même attention: «Qu'elles considèrent qu'elles doivent par-dessus tout désirer avoir l'Esprit du Seiqneur et sa sainte opération. le prier toujours d'un coeur pur.»(10,7_10)

Ce «coeur pur» transformé par l'Esprit Saint, la Liturgie le forme aussi par l'offrande intérieure: «Dans le sacrifice de la messe nous demandons au Seigneur qu'ayant agréé l'oblation du sacrifice spirituel, il fasse pour Lui, de nous-mêmes, une éternelle offrande.»(1,12) C'est à cela que conduit la Liturgie chrétienne: configurer les croyants à la vie du Fils premier-né: «Qu'offrant la victime sans tache, ensemble avec le prêtre, ils apprennent à s'offrir eux-mêmes et, de jour en jour, soient consommés par la médiation du Christ dans l'unité avec Dieu et entre eux pour que, finalement, Dieu soit tout en tous...»

Claire rappelle à Agnès ce sens d'offertoire perpétuel qu'est sa vocation de Soeur pauvre: «...je t'avertis par l'amour de Celui à qui tu t'es offerte en sainte et agréable hostie. »(2 L 10)

Et pour qu'elle apprenne chaque jour à bien s'offrir dans un discernement attentif à elle-même, elle ajoute un peu plus tard, dans une lettre suivante: « ...[que] ton sacrifice [soit] toujours assaisonné de sel. »(3L 41),...le sel de la «sagediscrétion»comme elle l'indiquait plus haut en l'engageant à vivre « vivante » dans la louange.

_  La Liturgie: mystère de la fécondité spirituelle de l'Église

Ce rôle "maternel" de la Liturgie découle de l'action féconde de l'Esprit Saint toujours à l'oeuvre dans le monde pour créer l'Église, sanctifier ses membres et chaque personne humaine à travers le temps. Depuis la Pentecôte, c'est Lui qui anime la Liturgie de l'Église, Lui qui prie et intercède au coeur de tout croyant pour l'accomplissement de l'Oeuvre parfaite du Salut. La Présentation générale de la Liturgie des Heures exprime ce rôle de l'Église en prière dans l'Office divin: «Ce n'est pas seulement par la charité, par l'exemple et par les oeuvres de pénitence, mais également par la prière que la communauté ecclésiale exerce un véritable rôle maternel envers les âmes pour les conduire au Christ.»(17) L'ardente abbesse, "Mère de l'Ordre", considère elle aussi ses soeurs comme exerçant "un véritable rôle maternel envers les âmes": «Je te considère comme une auxiliatrice de Dieu même, comme celle qui soulève les membres succombants de son Corps ineffable.» (3 L 8)

La densité de cette affirmation rejoint le mystère de la Liturgie chrétienne en son agir le plus profond, le plus actif, le plus "actuel" dans l'Oeuvre de l'Esprit Saint. «Vous avez épousé l'Esprit Saint... » , lui avait déclaré François au départ de sa vie pour Dieu. Claire a compris et vécu ce mouvement intérieur de la Liturgie de l'Église avec une harmonie telle qu'aujourd'hui nous pouvons relire ses écrits dans la vision actuelle, aussi nouvelle, avec laquelle l'Église redécouvre ce propre mystère de sa vocation liturgique.

B. LE MILIEU LITURGIQUE du XIIIe siècle

Chaque tournant de l'histoire de l'Église a vécu sa propre liturgie avec des accents particuliers. Le XIIIe siècle a vu naître un renouveau liturgique aussi engageant que celui qu'il nous est donné de vivre actuellement. Résumons le plus brièvement possible cette période importante de conscience ecclésiale à la source de ce renouveau liturgique, en notant au passage les principales orientations qui ont influencé la vie liturgique des premières Damianites.

1.  L'orientation "liturgique" d'un important Concile

Le IVe Concile du Latran, en 1215, avait eu ses assises trois ans après la fondation de St-Damien (1212) et onze ans après la fondation de la première fraternité autour de François. Ce Concile, le plus important du Moyen Âge, voulait réfléchir et réaliser trois réformes: 1) réforme des moeurs cléricales, 2) réforme monastique, 3) réforme liturgique.

L'Assemblée de ce Concile se constituait, avec les évêques, d'une forte majorité de moines et d'Abbés. Le résultat des décisions de ce Concile se manifestait particulièrement clair pour la célébration de l'Eucharistie et de l'Office divin. Avant ce Concile, la réforme du Pape Grégoire VII n'avait pas réussi à s'infiltrer dans les différents lieux de la chrétienté. L'uniformité n'existait nulle part surtout au sujet de l'Office divin. Chaque monastère, chaque paroisse célébrait à sa façon, selon ses traditions propres et ses libertés.

Au début de la jeune fondation franciscaine, François et ses compagnons adoptent la liturgie des clercs alors en usage dans le diocèse d'Assise. C'est ce qu'atteste d'ailleurs la Règle non-bullée: «...que tous les frères clercs ou laïcs fassent l'Office divin, les laudes et les prières, selon ce qu'ils doivent faire. Que les clercs fassent l'Office et qu'ils disent les prières pour les vivants et pour les morts selon la coutume des clercs... Et qu'ils puissent avoir seulement les livres nécessaires pour remplir leur Office. Et aux laïcs qui savent lire le psautier, qu'il soit aussi permis d'en avoir un. » (IR 3,3ss).

Pour les clercs, cette prescription de la première Règle devait leur susciter bien des difficultés. L'itinérance même qui caractérisait en grande partie leur vocation les obligeait à adopter les formules de prières, les rites et les coutumes liturgiques selon les régions et les diocèses où ils étaient envoyés. De plus, François lui-même leur avait enjoint de respecter les décisions des évêques, là où ils se rendaient.

Plus encore: quand la multitude des frères se trouvaient de nouveau réunis à Sainte-Marie des Anges, pour les chapitres généraux (1216, 1217, 1219,etc...), chacun des frères ayant en main les livres liturgiques du diocèse d'où il venait, l'impossibilité de célébrer ensemble invitait à demander une meilleure législation. Abandonnant alors l'Office que récitaient les autres clercs, et sans doute aidé par les conseils du cardinal Hugolin, son ami et le protecteur de l'Ordre naissant, François modifie le précepte de la Règle primitive et la reformule en termes nouveaux, plus proches des orientations du Concile de Latran. Ainsi nous lisons dans la Règle définitive: « Que les clercs fassent l'Office divin selon l'ordo de la sainte Église romaine, excepté le psautier, c'est pourquoi ils pourront avoir des bréviaires. » (2R 3,1_2) Pourquoi l'ancien psautier romain est-il exclu? Parce que, justement, le psautier dit "gallican" est de loin le plus répandu à cette époque. Il permettait, lui aussi, la liberté de l'uniformité lors des rassemblements.

Le fait que François adopte le "Bréviaire" de l'Église romaine avait certainement été favorisé par le cardinal Hugolin. Le fait d'utiliser et de répandre ce livre liturgique partout où les frères se rendaient eut pour conséquence de réaliser enfin dans l'Église le projet d'unité liturgique souhaité par le IVe Concile du Latran, projet si souvent tenté et jamais atteint auparavant. François réussit là où les autorités de l'Église avaient vu échouer leurs nombreuses tentatives de réforme.

Cependant, la Liturgie eucharistique et la Liturgie des Heures n'ont pas encore trouvé leur forme définitive même à l'époque des dernières années de François, et même durant la période qui a suivi sa mort jusqu'à la mort de sainte Claire. Le Missel et le Bréviaire nouvellement utilisés contenaient encore beaucoup d'éléments de prières ou d'offices surérogatoires, tels que: l'office de la Bse Vierge Marie, l'office des Défunts, les litanies, les psaumes graduels, les psaumes dits "de pénitence", etc... Plusieurs frères Mineurs désiraient autre chose, plus adaptée à leur mission. Ce désir explique sans doute la répartie si vive de François, dans son Testament: « Que tous les frères soient tenus de faire l'Office selon la Règle_ ...» (30), c'est-à-dire, à ce moment, selon l'ordo de l'Eglise romaine. Et François, en ce sens, ajoute, sévère: «...si on en trouvait qui ne fassent pas l'office selon la Règle et qui veuillent le modifier d'une autre manière, ou qui ne soit pas catholique, que tous les frères soient tenus, par obéissance..., de le présenter au gardien.».

A cause de ces malaises et de ces difficultés, du vivant même de sainte Claire, en 1241, le Pape Grégoire IX charge le ministre général des Frères Mineurs, alors frère Aymon de Faversham, de revoir e! corriger ce "Bréviaire" ainsi adopté par l'Ordre franciscain, et de revoir aussi l'ensemble du Missel. Ce que fait aussitôt avec promptitude, équilibre et compétence ce successeur de saint François. Bientôt, en 1244, sous Innocent IV, ce pape approuve les importantes corrections liturgiques et s'efforce de les répandre dans l'Église universelle.[2]

Ces faits historiques rapportés ici nous aident à comprendre la simple indication de Claire dans sa Règle: « Que les soeurs lettrées fassent l'Office divin selon la coutume des Frères Mineurs. » (3,1)

2. La Liturgie monastique au XIIIe siècle

Après ce qui vient d'être évoqué, peut-on, de même, situer la Liturgie monastique de cette période du Moyen-Âge, et particulièrement en Italie?

À Rome, les grandes basiliques étaient ordinairement désservies par des communautés monastiques; et le caractère "monastique" prédominait dans la Liturgie jusqu'à la réforme entreprise par le Pape Innocent III. Cette liturgie "monastique", qui découlait d'ailleurs de la prière liturgique des premiers chrétiens, a fortement imprégné le nouveau "Bréviaire" plus réduit cependant à ses lignes essentielles.

Dans le milieu monastique de cette époque, ce qui apparaît d'abord c'est la grande unité qui, de fait, existe entre les différentes situations de la prière: on ne fait pas de distinctions "modernes" sur les réalités telles que: temps d'oraison, liturgie, exercices de piété, etc... « Au lieu de souligner, comme nous le faisons spontanément, la diversité des formes qu'elles revêtent, on met l'accent sur leur caractère commun: ce sont autant de manifestations d'une même oraison... / ...Il est vrai que, en fait, la prière silencieuse et privée se distinguait nettement de la prière publique: elle la prolongeait sans se confondre avec elle. »[3]

Une autre caractéristique qui marquait la liturgie monastique au Moyen Âge est ce fait que moines et moniales se nourrissaient immédiatement de l'Écriture sainte dans et par la Liturgie des Heures et de la Messe. « À une époque où les livres étaient rares, où l'on ne pouvait même avoir l'idée de mettre à la disposition de chaque moine une Bible entière ou même une partie de la Bible..., où et comment aurait-on pu entrer en contact avec l'Écriture, en apprendre les mots, s'en assimiler le contenu sinon durant les longues heures de l'Office divin? ...De son côté, la prière intime qui accompagnait cette liturgie, la continuait, s'y insérait, consistait souvent à redire à Dieu sans se lasser, les formules que l'on venait de dire ou qu'à l'instant on entendait... » (Art. cité)

La messe conventuelle des moines gardait aussi, comme l'Office divin, ce caractère de méditation par l'alternance des chants, des lectures et des silences. Pour ces moines et ces moniales, il y avait union non seulement entre prière liturgique et prière intérieure, mais aussi et d'abord entre vie liturgique et vie intérieure. «Dans la célébration des mystères du culte, des fêtes et des temps liturgiques, ils puisaient la ferveur et la lumière dont ils vivaient; c'est là aussi qu'ils exprimaient, dans la parole de Dieu et la prière même de l'Église, leur consentement, leur amour, leur contemplation. » (idem, p.51)

Il faut cependant se souvenir ici que la langue latine, en général, est encore assez comprise et intelligible, surtout dans les contrées italiennes. Le latin demeure encore à cette époque la langue officielle, tant à l'école que dans les institutions civiles et religieuses.

Un dernier trait qualifie aussi la vie liturgique dans les monastères du Moyen-Âge, surtout chez les moines, et, en particulier, les cisterciens. Ceux-ci manifestent, encore à cette époque, une tendance notable vers la sobriété des rites et du chant dans les célébrations liturgiques, à l'encontre de celles des cathédrales. C'était d'ailleurs l'une des orientations majeures qui avaient guidé la réforme de Citeaux, [au début du XIIe siècle] : le souci de revenir à une grande simplicité des rites, les rendant proportionnés au seul mystère à exprimer. Au-delà de ce minimum requis commence le superflu.[4]  Il faudra se rappeler ce fait en réfléchissant sur la liturgie des premières Damianites, car les cisterciens ont eu une assez bonne part d'influence dans l'esprit qui a guidé leurs premières législations religieuses. Le Cardinal Hugolin, dès le début de leur fondation, les avaient confiées au soin d'un visiteur cistercien, le moine Ambroise (visiteur en 1218-1219), avant de leur accorder, par la suite, l'aide des Frères Mineurs, d'abord celle de frère Philippe le Long, un des premiers compagnons de François, puis celle de frère Pacifique.

3. La vie liturgique de François et de ses premiers frères

Il serait bon de rappeler brièvement ce qui, dans la vie liturgique de François, semble avoir orienté ou influencé la vie liturgique de ses Soeurs Pauvres de Saint-Damien.

La vie liturgique du saint mériterait pour elle-même toute une réflexion approfondie. Plusieurs frères l'ont fait, même avant le dernier Concile, et non sans motif, car François fut profondément "liturgique" dans le sens le plus chrétien de ce mot: c'est-à-dire, l'homme de l'action de grâces devant l'Oeuvre du Salut, l'homme du service-culte de Dieu. Sa vie missionnaire et apostolique entraînait tous ceux et celles qui l'écoutaient à cet élan liturgique de la louange et du culte rendu au « Souverain Roi ».[5]

François, à sa manière, et sans s'en rendre compte, a beaucoup influencé la liturgie de l'Église romaine. À une époque de transition où la liturgie était devenue, en fait, l'occupation importante réservée surtout aux clercs et aux moines, il devient l'artisan de sa rénovation populaire et universelle. Nous en avons vu les raisons, plus haut.

Un autre aspect de sa "vie liturgique" est sa créativité personnelle en ce domaine. Comme les moines du Moyen-Âge qui ont su créer tropaires, hymnes et répons dans une joyeuse et mystique prolixité, François, lui aussi, alla jusqu'à innover sa propre "liturgie". Nous connaissons quelques-unes de ses prières, de ses hymnes, toutes inspirées de la liturgie de l'Église. Mais il faut affirmer autant le sens liturgique qu'il donnait à ses actions symboliques. La liturgie est "sacrement" des réalités invisibles. François le comprenait! Donnons quelques exemples, ceux surtout qui sont liés à la vie de Claire:

À l'aurore de la vocation de Claire, François lui indique une manière "liturgique" d'entrer dans le mystère pascal de sa vocation. Écoutons son biographe: «La solennité des Rameaux était proche. La jeune fille était venue trouver l'homme de Dieu, lui demandant encore quoi faire, et comment faire pour quitter le monde. Le Père lui ordonna de revêtir pour la fête ses plus beaux atours et d'aller avec tout le peuple à la procession des Palmes, puis, dans la nuit qui suivrait, de sortir de la ville et de quitter les joies d'ici-bas pour prendre le deuil de la Passion du Seigneur. » (Vita 7}  Le saint situe la jeune Claire dans sa vocation d'épouse de l'Agneau qui a souffert pour nous la Passion. N'est-ce pas tout le sens de la Liturgie pascale de l'Église, le pourquoi de sa louange et de son culte qui est à la fois, fête, mémoire, et offrande de soi-même à la suite du Christ? C'est donc dans un "rite" que l'on peut qualifier de "liturgique" que Claire réalise les premiers dépouillements de sa vocation de Soeur Pauvre.

François prolonge la prière des psaumes en composant, pour sa piété personnelle, un petit office où il commémore avec amour, à l'aide des versets les plus significatifs tirés des psaumes, et des extraits de l'Évangile, les principaux faits sauveurs de la Naissance, de la Passion, de la Résurrection et de l'Exaltation de son Seigneur. Cette "liturgie personnelle" il la transmet à sa fidèle disciple et, nous rapporte son biographe, « ...elle le récitait avec autant d'amour que lui. »  

Une autre action symbolique du saint « emplit de contrition les servantes de Dieu » , nous dit encore le même biographe. A la demande réitérée des Soeurs, François se rend à Saint-Damien dans le but de leur prêcher la Parole de Dieu. Que fait-il? Une "liturgie de pénitence"! «Lui, levant les yeux au ciel où son coeur était toujours fixé, se mit à prier le Christ. Ensuite, il se fit apporter de la cendre, il en dessina un cercle autour de lui sur les dalles et répandit le reste sur sa tête. Toutes les Soeurs étaient en attente; lui demeurait à genoux en silence au milieu du cercle de cendre... Il se leva enfin..., et elles l'entendirent déclamer, en guise de sermon, le psaume Miserere... » (2Ce 207} Et, conclut le biographe, «Il leur avait appris, par son action symbolique, à se considérer comme cendre et poussière et à défendre leur coeur de tout sentiment incompatible avec cette conviction personnelle. » Pour exprimer cette "conviction" François s'inspire de la Liturgie pénitentielle du Mercredi des Cendres... « Souviens_toi que tu es poussière... » (Liturgie et Genèse)

C. LA RÉALISATION CONCRÈTE DE LA VIE LITURGIQUE à Saint-Damien 

Une évolution...

Lorsque Claire débute dans sa vie religieuse, elle reçoit d'abord la forme de la Liturgie des Soeurs bénédictines de Saint-Paul, puis de Saint-Ange-in-Panzo où François l'avait conduite. Donc..., un premier contact avec la liturgie monastique. De mars à septembre 1212, c'est là que Claire et ses premières compagnes venues très tôt la rejoindre, apprennent à vivre et à célébrer la Liturgie eucharistique et celle des Heures. Lors de leur installation définitive au petit couvent adjacent à la chapelle de St-Damien, elles continuent sans doute à s'inspirer de cette liturgie pour réaliser elles aussi leur manière concrète de louer Dieu dans la Liturgie quotidienne. Cependant, quelques aspects sont à considérer, dont les suivants:

À cette époque, les moniales sont tenues plus ou moins à l'Office divin, selon leur capacité à lire. En général, les femmes, issues de milieux populaires, sont, pour une assez forte majorité, illettrées. Claire, issue de la noblesse, ainsi que ses parentes et amies entrées avec elle, avaient certainement la possibilité de comprendre et de mettre en oeuvre de telles célébrations liturgiques. Le latin, langue officielle et langue d'apprentissage, ne leur suscitait pas tellement d'obstacles, surtout que la langue populaire de l'Ombrie s'y apparentait d'une façon très proche. De cette souple obligation pour les moniales, l'office divin était presque devenu au XIlIe siècle, l'oeuvre des clercs et des moines.

Cette situation nous aide à comprendre la demande de l'humble abbesse, à la fin de sa Règle. Peut-on deviner ici qu'elle et ses soeurs ont besoin de la présence des frères pour célébrer, non seulement la Messe, mais aussi l'Office divin? Ainsi s'adresse-t-elle à tous les frères au soin desquels François lui-même les avait confiées pour leur apporter aides et soutiens dans leur vocation de Soeurs Pauvres: « Nous avons toujours miséricordieusement eu de cet Ordre des Frères Mineurs, pour subvenir à notre pauvreté, un chapelain avec un compagnon clerc de bon renom, d'une discrétion prévoyante, et deux frères lai'cs de sainte conduite et amants de l'honnêteté par égard à la pitié de Dieu et du bienheureux François, nous les demandons en grâce au même Ordre. » (RCI 12,57) Cette supplique de la sainte suppose qu'une petite fraternité s'est établie tout près de leur monastère, et cela, comme elle l'exprime «pour subvenir à leur pauvreté », les aidant par les quêtes, bien sûr, mais aussi les soutenant dans leur "quête" de Dieu en leur rendant possible la célébration de la Liturgie tout au long de l'année chrétienne. Quelques faits du Procès de canonisation et de la "Vie" confirment un peu cette situation.

Le premier fait indique un conflit entre la décision du pape Grégoire IX et le désir persévérant de l'abbesse de Saint-Damien: «Le Pape Grégoire IX prit un jour une mesure interdisant à tout frère mineur l'accès des monastères de clarisses sans sa permission expresse. Claire, considérant que ses filles ne recevraient plus que très rarement désormais la parole de Dieu qui était le pain de l'âme, s'écria en gémissant: Eh bien! qu'il les enlève donc tous, puisqu'il nous prive de ceux qui nous procurent la nourriture de Vie!' Et aussitôt elle renvoya au Ministre ~ les frères, refusant de garder les quêteurs qui apportaient le pain du corps, puisqu'elle ne pouvait plus garder ceux qui l'approvisionnaient en nourriture pour l'âme. À cette nouvelle, le pape revint sur sa défense, et remit toute l'affaire entre les mains du Ministre général. » (Vie 37).

Cet événement se passe en 1230, quelques années après la mort du petit Pauvre d'Assise. Déjà les Frères semblent former, près du couvent des Soeurs, cette petite fraternité de soutien que Claire demandait et désirait pour sa communauté.

Une autre circonstance, rapportée par le Procès, semble confirmer aussi cette situation. Une compagne de Claire qui l'a connue durant vingt-huit ans, raconte que « ...la sainte Mère, madame Claire, ayant entendu chanter au Temps pascal "Vidi aquam egredientem de templo a latere dextro", en eut une si grande joie et en fut si impressionnée que, par la suite, après le repas et après Complies, elle se fit donner toujours l'eau bénite à elle_même et à toutes ses soeurs... » (Pr XIV,8)  Le récit suppose que Claire et ses soeurs écoutent, entendent ce chant, avant la messe, et sans doute exécuté par les Frères auxquels les soeurs se joignent.

Soeur Agnès note aussi, après avoir narré une vision concernant sainte Claire, que ceci se passait «...dans la semaine qui suit Pâques et où l'on chante "Ego sum Pastor bonus". » (Pr X,8)

Le choeur de Saint-Damien communiquait vraisemblablement alors avec le sanctuaire de l'église par la grille de communion. Ce choeur devait certainement être plus vaste que ce qui se peut voir actuellement à Assise. Claire et ses soeurs entendaient et suivaient, en participant elles-mêmes, aux chants des offices et de la messe que les Frères célébraient dans le sanctuaire. La Règle elle aussi confirme en partie cette supposition. Ainsi en prescrivant les normes de la séparation au choeur, Claire ajoute, en décrivant la porte fermée qui sépare le choeur des moniales de celui du sanctuaire: « ...que [cette porte] demeure toujours fermée, sauf quand on entend l'office divin et pour les causes rappelées.» (R Cl 5,13)  Les Soeurs "entendent l'office divin"...Ce qui suppose pour le moins, que d'autres clercs ou frères célèbrent dans la chapelle extérieure...

Quel "bréviaire" utilisaient-elles? Il semble plus probable qu'au tout début, en 1212, elles "faisaient l'Office", non comme les clercs, ni même comme les Frères, parce que ceux-ci n'adopteront le Bréviaire renouvelé qu'à partir de 1223. Mais tout porte à penser qu'elles "faisaient l'Office divin" selon la coutume monastique en usage dans les couvents des Bénédictines. C'est d'ailleurs ce qu'elles avaient appris de celles-ci lors de leur court séjour chez elles. Cette supposition prend appui sur le fait que le cardinal Hugolin, nommé protecteur du nouvel Ordre des Frères Mineurs, l'était aussi pour les nouvelles communautés de "Soeurs recluses". Comme législation de base, il avait demandé aux moniales de suivre la Règle de saint Benoît comme étant l'institution la plus appropriée à leur genre de vie retirée et vouée à la prière. Il est très probable que les premières Damianites aient adopté l'Office liturgique tel que saint Benoit le décrit dans sa Règle aux chapitres 8-20. Le Cardinal lui-même, devenu pape en 1228, rend témoignage de leur obéissance, « louant la fidélité de leur observance digne de tout éloge », dans une lettre qu'il adresse à Agnès de Prague, en 1238. Il est peu probable que François, au début, leur ait proposé un autre Office liturgique, lui si respectueux de l'Église, de ses Évêques et des moines.

Très tôt, cependant, le cardinal Hugolin codifie la vie régulière des jeunes moniales en leur donnant ses Constitutions. C'était, avec la Règle de saint Benoît comme base monastique, l'institution qui les formait, institution dominée cependant par le souffle ardent du Privilège de Pauvreté obtenu du Pape Innocent III, dès 1216. Quelques autres observances spéciales venaient aussi les caractériser en ce qui regarde leur lien de famille avec saint François et son Ordre.

Au sujet de la Liturgie et de l'Office divin, les constitutions du cardinal Hugolin précisent: «Pour l'office divin, tant de jour que de nuit, on observera ce qui suit: Celles qui savent lire les psaumes s'acquitteront de l'office comme les autres religieux.». L'expression "les autres religieux" semble viser, en toute probabilité, les moines et les moniales de cette époque, eux dont la liturgie diffère de celle des clercs.

Leur louange quotidienne était-elle chantée? Nous ne le savons pas... Claire dut certainement essayer et expérimenter avec ses Soeurs. Le fait de chanter l'Office dépendait sans doute du nombre de "soeurs lettrées". Leur première législation, -les constitutions du cardinal Hugolin- laissent supposer qu'elles pouvaient chanter et même former les novices et les jeunes Soeurs à ce chant liturgique: « Si elles savent chanter, il leur sera permis de chanter l'office aux heures convenues, à la louange du Seigneur de l'univers, mais toujours avec la plus grande modestie et le plus grand respect, avec humilité et dévotion, pour le salut et l'édification des auditeurs.»  Les premières Soeurs "pouvaient" donc chanter, mais elles n'y étaient pas tenues. Si elles décident de chanter, leur législation leur recommande de le faire « avec une grande modestie et grand respect, humilité et dévotion». Ces exhortations supposent déjà que le chant de leur Office doit s'adapter à leur vocation de Soeurs pauvres, et demeurer dans la sobriété, au service du seul mystère qu'elles célèbrent, et cela pour le bien des fidèles qui les entendent.

Claire connut-elle la stabilité des formes liturgiques au sujet de l'Office et de la Messe?

Nous pouvons certainement conjecturer par la négative d'après plusieurs indices historiques. La forme de la Liturgie des Heures, en particulier, connaissait au XIIIe siècle de profonds remaniements et mutations. Depuis la réforme du Concile, le cardinal Hugolin désirait que le "Bréviaire" institué par son parent, le pape Innocent III, soit répandu universellement dans l'Église d'alors. Dès qu'il le put, il le conseilla certainement à saint François qui, par sa Règle définitive, l'adoptait en 1223. François l'a-t'il suggéré à Claire? Nous pouvons le supposer. Même si, par respect pour leur vie de moniales, il ne l'eut pas fait, le cardinal le proposait lui-même aux moniales de Prague, en 1234, lors de l'érection de leur monastère. Voici ce qu'il leur écrit en cette circonstance: « ...nous statuons que vous devez célébrer l'office divin selon la coutume de l'Église romaine, excepté le psautier qui pourra être dit gallican.».

Ce fait nous indique peut-être que le vénérable prélat avait proposé, un peu auparavant, aux Soeurs de St-Damien, cette nouvelle orientation liturgique, vers la même période où il le conseillait aux Frères. Souvenons-nous que le cardinal Hugolin était un savant canoniste et un liturgiste qualifié, l'un des meilleurs de son temps. De plus, ses fréquentes visites à l'humble monastère de Saint-Damien avaient souvent pour but de s'enflammer au contact de la ferveur des jeunes soeurs. Leurs échanges méditaient sans doute le mystère de la Liturgie célébrée, comme en témoigne cette lettre du vieux cardinal, en 1220, adressée à Claire et à ses Soeurs: « Soeurs bien-aimées dans le Christ. Depuis l'heure où les devoirs de ma charge m'ont contraint de rentrer chez moi, d'interrompre nos entretiens, et de m'arracher à cette joie qui était un vrai trésor du ciel, mon coeur reste noyé d'amertume.../ .../ Cela est bien compréhensible: je venais de célébrer la Pâque avec toi et en compagnie des autres servantes du Christ; tous ensemble dans la joie nous avons parlé du Corps du Christ... » (Documents, p.244).

Le Bréviaire dit de "sainte Claire", conservé au petit couvent de St-Damien à Assise, a été écrit du temps du Pape Grégoire IX, ce même cardinal Hugolin qui fut pape de 1228 à 1241. Selon Dom Salmon, il peut être daté de l'an 1234. Ce Bréviaire noté pour le chant, indique les mêmes rubriques que le premier Bréviaire ayant été à l'usage personnel de saint François; donc bréviaire adoptant les rubriques de la Curie romaine et de la réforme du Concile de Latran IV. Même si le remaniement subséquent de l'Office par le ministre général, frère Haymon, s'effectuait durant les années 1241 et suivantes, sous Innocent IV, il ne semble pas que Claire ait bénéficié de cette nouvelle adaptation avant sa mort, ou, si elle en profita, ce fut durant un temps très bref.

En 1247, le pape Innocent IV décide d'unifier les législations des communautés qui désiraient suivre l'exemple des Damianites. À cette occasion il confirme dans une nouvelle Règle, ce qui sans doute se pratiquait, au sujet de la liturgie. Voici ce qu'il prescrit: « Pour s'acquitter envers le Seigneur du devoir de l'office divin de jour et de nuit, on observera ce qui suit: celles qui savent lire et chanter doivent célébrer l'office divin selon la coutume de l'Ordre des Frères mineurs, avec gravité et modestie. Celles qui ne savent pas lire réciteront les pater noster.» .Ici, une invitation à célébrer l'office avec le chant se fait jour avec plus de fermeté. Et de plus, il est précisé que cet Office doit être célébré « selon la coutume des Frères mineurs » .La raison de cette prescription, nous la connaissons: le désir de l'Église tend désormais à universaliser la Liturgie de Rome.

Lorsque la sainte Mère Claire, assez peu satisfaite de cette Règle nouvelle en ce qui a trait à la Pauvreté, décide de refaire une autre Forme de vie, nous savons que, tout en acceptant de continuer à célébrer l'Office divin selon la coutume des Frères, elle modifie la prescription concernant le chant: « ...elles pourront avoir des bréviaires, à lire, sans chant. » Et elle ajoute, avec liberté: « ...celles qui, pour une cause raisonnable, ne pourraient quelquefois pas dire leurs Heures en les lisant, qu'il soit permis comme aux autres soeurs de dire Pater noster... » (R Cl 3,1-3). L'extrême simplicité de la Liturgie des premières "dames recluses" atteint ici le sommet de son expressivité extérieure. Claire veut et invite ses soeurs à célébrer les divines louanges, mais dans la ligne intérieure de sa vocation de Soeur pauvre. C'est le pourquoi de l'exhortation si peu "culturelle" du chapitre X de sa Forme de vie, exhortation reprise de la Règle définitive des Frères: « ...que celles qui ne savent pas les lettres ne se soucient pas d'apprendre les lettres, mais qu'elles considèrent qu'elles doivent paroessus tout désirer avoir l'Esprit du Seigneur et sa sainte opération, le prier toujours d'un coeur pur.». Fruit d'une expérience de quarante ans, la sainte Mère sait que toutes, devant Dieu, sont habilitées à Le célébrer, toutes sont précieuses à Ses yeux, puisqu'elles sont les épouses de l'Esprit Saint, qu'elles sont filles et servantes du Grand Roi. Leur célébration doit donc revêtir les marques de *sainte humilité, la sainte simplicité, de la sainte pauvreté. »

Nous ne savons pas comment était formée la communauté primitive de Saint-Damien du vivant de sainte Claire: les soeurs "lettrées" égalaient-elles ou surpassaient-elles en nombre les soeurs "non-lettrées"? ou vice-versa? L'histoire ne le révèle pas quoique plusieurs soeurs, durant le Procès, avouent leur ignorance, leur incapacité à témoigner, à exprimer en mots ce qu'elles avaient vu... Cet aveu est certes imputable à leur humilité ou leur modestie, ou à leur sainte habitude du silence claustral. Sans doute écrite pour elles, l'exhortation citée du chapitre X de la Règle peut aussi signifier une autre intention de la fondatrice.

La raison profonde de ce texte "inculturel" ne serait-elle pas plutôt que l'orientation de Claire vise un but unique qui se révèle déjà dans l'exhortation si importante qui précède ce texte? Ainsi elle invite fortement, au verset 7: «Qu'elles soient toujours soucieuses de conserver entre elles l'unité de l'amour mutuel qui est le lien de la perfection. » C'est donc d'abord et avant tout l'union et la charité mutuelles que la sainte abbesse poursuit ici en prescrivant de lire le Bréviaire "sans chant". Cependant, notons encore ceci: d'après les conclusions du savant Père Stephan van Dijk o.f.m., il est peu probable que les moniales, au Moyen-Âge se limitaient à dire ou réciter l'Office divin. Les crieurs publics cantillaient leurs annonces et leurs discours, surtout dans les régions italiennes. Ainsi, il vaudrait mieux supposer que les premières Damianites cantillaient, psalmodiaient leur prière et leurs lectures liturgiques quotidiennes sur une formule simple et accessible à toutes. Alors que les Frères Mineurs cultiveront le chant grégorien avec une rare perfection et le répandront dans l'Église partout où ils iront, Claire tend plutôt vers l'orientation "monastique" et dépouillée des premiers cisterciens, des chartreux et des premiers moines: simplicité des rites qui favorise davantage l'union des coeurs, la liberté intérieure attentive au "mystère de Dieu seul" et la louange spirituelle d'une communauté de Soeurs pauvres.

D. LES RYTHMES INTÉRIEURS DE LA LOUANGE LITURGIQUE À SAINT-DAMIEN

Après ces "essais"d'approche de tout ce qui a pu orienter ou influencer, comme climat contemporain, la Liturgie des Soeurs pauvres de Saint-Damien, essayons de percevoir, maintenant, les différents aspects de leur vie liturgique, selon ce qui appert des témoignages immédiats exprimés par les sources primitives. Voyons d'abord les rythmes quotidiens: horaires et temps liturgiques. Aussi, le lien organique entre Liturgie et prière, méditation personnelle Ensuite, il nous sera donné peut-être comme une grâce du Seigneur, de percevoir un peu le climat exceptionnel de louange intériettre qui éclôt en ce milieu où la    « sainte pauvreté » la cultive et la laisse s'épanouir.

1. Horaire, temps liturgiques

L'horaire de Saint-Damien est avant tout un horaire liturgique scandé par les célébrations quotidiennes de l'Eucharistie et des Heures, ou, si on préfère leur langage, "la messe et l'office divin". Quand les Soeurs témoignent au Procès, elles racontent les faits en les situant très souvent dans le Temps liturgique. Claire aussi, dans sa Forme de vie, emploie un même langage pour indiquer l'horaire. Ainsi prescrit-elle: « Depuis l'heure de Complies jusqu'à Tierce, que les soeurs gardent le silence... »    ( R Cl 5,1). Ou encore: « ...que les soeurs à qui le Seigneur a donné la grâce de travailler, travaillent après l'heure de Tierce. » (9,2) 

Soeur Françoise se rappelle aussi la vision de l'Enfant Jésus, au moment de la communion de l'abbesse malade: «...le matin, après la messe.» précise-t-elle (Pr IX,10). Soeur Agnès affirme que Claire priait « tout spécialement à l'heure de Sexte, vers midi qui était, disait-elle, celle en laquelle notre Sauveur fut mis en croix. » (Pr X,3)

Nous pouvons même tracer le cours de l'horaire à Saint-Damien. La journée monastique des Soeurs pauvres débute à minuit: «...vers la minuit, en silence et par signe, elle [Claire] appelait les soeurs à louer Dieu  Elle allumait les lampes de l'église [le choeur] et maintes fois sonnait la cloche de Matines; et les soeurs qui ne se levaient pas au son de la cloche, elle les réveillait elle_même » (Pr II,9). L'Office des Matines commence ainsi leur journée. Cette heure liturgique se poursuit souvent dans l'oraison personnelle: « Claire était en prière après Matines » (Vie 19). Ces Matines consistaient ordinairement, au Moyen-Âge, en trois nocturnes suivies des Laudes, donc un office de presque deux heures...

Les sources n'indiquent rien pour le lever matinal, mais les coutumes de cet époque prévoyaient l'heure de Prime vers 6 heures. Prime: première Heure matinale, heure liturgique symbolisant la résurrection du Seigneur: «...je veux m'éveiller dès l'aurore pour chanter... » transcrit François au psaume de Prime de son petit Office "votif", reprenant ainsi le psaume 56.  La Messe devait sans doute succéder avec l'heure de Tierce vers 9 heures, avant le travail: c'est ce qui se devine en cette prescription de la Règle: « ...qu'elles travaillent après l'heure de Tierce.» (R Cl 7,1)

La façon de travailler était stimulée aussi par l'équilibre régulier des offices liturgiques et de la prière continuelle soutenant leur dévouement actif. Ainsi son biographe nous précise l'intention de Claire à ce sujet: « A certaines heures, elle voulait voir ses soeurs adonnées aux travaux manuels, et passer ensuite aussitôt à l'exercice de la prière pour y réchauffer leur désir du Créateur et secouer la torpeur de la négligence en faisant succéder la flamme du saint amour à la tiédeur de l'indifférence. »(Vie 36). Cette réflexion du biographe se confirme par un témoignage du Procès. A l'heure de Sexte, Claire s'arrêtait pour prier: (Pr X) Et, ajoute dans le même sens, son biographe: «...chaque jour, entre Sexte et None, son âme était saisie d'une plus vive compassion.»(Vie 30). Ces Heures du Milieu du jour symbolisent à ses yeux la Passion et le dur travail du Rédempteur pour nous convertir au Salut. « Au milieu du Miroir écrit-elle à Agnès de Prague  considère l'humilité, la bienheureuse pauvreté, les labeurs sans nombre et les peines qu'il supporta pour la rédemption du genre humain. » (4e L 22).

Cette façon de pénétrer dans le Mystère de la Liturgie des Heures leur était sans doute enseignée par les frères et les théologiens de cet époque. Un écrit du frère Bernard de Besse attribué plus tard à saint Bonaventure, enseignait aux frères: «Pour atteindre l'attention parfaite durant la psalmodie, pour s'établir dans un heureux repos, rien n'est plus efficace que de partager les mystères de la vie et de la Passion de Jésus Christ entre les Heures canoniales... Le fruit en est très grand. » (Miroir de la discipline).

L'heure des Vêpres n'est pas mentionné mais nous la supposons comme la grande Heure de la fin d'après-midi. Le soir, si important à Saint-Damien, est consacré à la prière. Soeur Agnès affirme que « ...le soir après Complies, madame Claire demeurait longtemps en oraison, avec d'abondantes larmes.» (Pr X,3). Ainsi, le « service de Dieu » , sous la vigilance de la prévoyante Mère, ne « souffrait guère la nonchalance » (Vie 36), animé par le rappel des Heures liturgiques.

L'Année aussi suivait les étapes du grand mystère de notre Salut. L'Avent se caractérisait par le retrait plus prononcé dans la solitude, un Avent devancé à la "Saint-Martin" (11 novembre): c'est le « carême de la Saint-Martin » où «nulle ne parle au parloir sinon pour la confession ou pour une nécessité manifeste. » (R Cl).

Noël se fête par deux repas «où nous devrions manger deux fois dans la journée » (3L 33; R Cl 5,16). Claire se réjouit beaucoup en cette fête, et, lorsque, malade, elle ne pourra célébrer l'office des Matines avec ses soeurs, elle s'en attriste au point que le Seigneur doit la consoler par la vision mélodieuse d'une célébration liturgique à la même heure, chez les Frères, en l'église St-Georges, à une bonne distance de là...( Pr ).

Carême, appelé « le grand Carême» pour le différencier de l'Avent, est le temps exemplaire de la vie d'une Soeur pauvre. Toute sa vie devrait ressembler à un Carême perpétuel quant au "jeûne", c'est ce que Claire laisse entendre dans une lettre à son amie Agnès: » ...nulle d'entre nous, bien portante et valide, ne devrait manger que les aliments de Carême, tant les jours fériés que les jours festifs, en jeûnant tous les jours.» (3 L 32). Le retrait, aussi, marque davantage la solitude de ces jours (R Cl 5,16).

La Semaine Sainte marque le souvenir de l'entrée de Claire dans la vie religieuse. Selon l'orientation de François, elle prenait désormais «le deuil de la passion du Seigneur», en ce Lundi Saint 1212 (Pr II,1). Cette Semaine Sainte semble avoir été pour Claire le temps privilégié où « elle s'unissait par la prière au Christ priant... » , le temps où « ...elle réglait ses sentiments sur la tristesse insondable du Christ..., crucifiée avec le Christ... » (Vie 31)... « se fortifiant dans le saint service commencé avec le désir ardent du Pauvre crucifié... » (1ère L 13). Là, Claire, en ce temps, semble vouloir arrêter le temps pour devenir contemporaine de son Seigneur, dans l'unique Liturgie de son sacrifice rédempteur, fruit de sa    « Charité ineffable » pour nous. (cf. Vie 31).

Aux solennités de Pâques, cependant, elle se réjouit de nouveau avec la Mère Église, rompant le jeûne, ainsi que durant les jours apparentés à Pâques: dimanches, temps pascal, fêtes de sainte Marie et des saints apôtres... (cf. 3L 35-36). Claire tressaille aussi en écoutant le chant de l'Église, en ces jours qui lui apportent de nouvelles illuminations intérieures sur 1e mystère de son Seigneur (Procès XIV,8).

2. Liturgie et méditation personnelle

Le lent panorama de l'Année liturgique nous remet sans cesse devant les mystères de la vie de Jésus. Il en était ainsi pour les premières Soeurs pauvres. C'est dans la Liturgie qu'elles puisaient principalement la matière de leur méditation quotidienne. Il est fort peu probable que le livre de la Bible ait existé en plusieurs exemplaires dans leur couvent. Elles pouvaient avoir des Bréviaires (RCl 3,2), et elles avaient accès sans doute, aussi, à quelques biographies de saints. Mais le lieu de leur ressourcement c'est l'écoute attentive au choeur et leur participation à l'Office divin et à l'Eucharistie. C'est là surtout qu'elles lisent et entendent l'Écriture et qu'elles la mémorisent en "rumination" intérieure. C'est de là qu'elles « contemplent, méditent, considèrent, regardant et désirant imiter leur Époux... » (cf. 2 L 20). L'écoute de la Parole de Dieu, lors des prédications, avant ou durant les liturgies célébrées, alimentait aussi, en continuité, la vie intérieure et la mémoire des Soeurs. Les lettres de Claire manifestent une profonde assimilation de la Liturgie chrétienne.

De ce qui ressort des sources, nous n'apercevons guère d'exercices de dévotion en dehors de la Liturgie que l'Église leur propose. Si quelques dévotions se montrent, comme le petit office dit "de la Passion" que l'amitié de François leur avait communiqué, les prières dites "des Cinq Plaies" que Claire affectionnait particulièrement, et le partage de l'Eau bénite après le repas et après Complies, nous voyons plutôt que ces formes de piété sortent comme naturellement de la Liturgie. Ils préparent les esprits à mieux comprendre les divins mystères célébrés, comme le désirait Claire elle-même: « Soeurs et filles miennes, sans cesse et en tout lieu, vous devez garder souvenance de cette eau sainte laquelle sortit du côté droit de notre Seigneur Jésus Christ pendant à la Croix.» (Pr XIV, 7).

3. L'Eucharistie

L'époque du XIIIe siècle vénère le sacrement de l'Eucharistie d'une curieuse façon. Du moins à nos yeux. C'est la période où s'approfondit le sens de l'Eucharistie, de la présence réelle. Un véritable culte envers le Saint-Sacrement s'instaure mais il se limite à ce qui entoure ce divin Sacrement: l'endroit où l'on doit placer la Sainte Réserve, la propreté des lieux, le soin des linges d'autels, leur fabrication, la forme de la "pixide", l'adoration qui lui est dû, l'élévation et la vision après la consécration... Mais!... les fidèles communient très rarement. Et ce fait est même justifié: le prêtre peut communier et, ainsi, il remplace "symboliquement" l'assemblée des fidèles! Chez Claire et François, cependant, nous découvrons une véritable piété envers l'Eucharistie. François désirait communier souvent et recommandait à ses frères la messe quotidienne. Claire, au dire de soeur Benvenuta, « ...communiait souvent avec profonde dévotion et révérence au très haut sacrement du Corps de notre Seigneur Jésus Christ.» (Pr II,2), et soeur Philippa ajoute qu'elle « versait beaucoup de larmes quand elle recevait le très sacré Corps du Christ. » (Pr III,7)

Dans sa Forme de vie, la sainte Mère invite ses soeurs à communier plus souvent qu'il n'était prescrit à cette époque (cf RCl 3,14); et, pour leur favoriser cette communion ainsi que la vue des saints mystères, elle prescrit librement: « Pour communier les soeurs bien portantes ou malades, qu'il soit permis au chapelain de célébrer à l'intérieur. »(RCl 3,15). Cette possibilité qui répondait à la dévotion des soeurs, la bienheureuse Agnès de Prague l'obtenait aussi du vénéré Pasteur qui s'occupait d'elles, Grégoire IX, et vers la même époque. Dans une lettre qu'il lui envoie, le 4 avril 1237, il répond à sa requête: « Toute ta joie et toute ta consolation tu les puises dans le service de Dieu, en particulier lorsque sur l'Autel est offert le très saint Corps du Christ. C'est pourquoi, vaincu par tes prières, nous accordons à ta dévotion l'autorisation d'assister cinq fois par an aux solennités de la messe dans le choeur du monastère, de manière à voir le prêtre qui célèbre... » (Documents, p.251).

Il semble qu'à Saint-Damien, le lieu de la Sainte-Réserve était facilement accessible à l'abbesse car, prévoyant le danger de l'invasion des Sarrazins, Claire demande à ses soeurs de «porter devant elle une cassette où était le saint Sacrement du Corps de notre Seigneur Jésus Christ... » (Pr IX,2). À cette Présence eucharistique du Seigneur, elle remet le sort de la commmunauté : «Seigneur, garde toi-même tes servantes, parce que moi, je ne le puis. »

Comme François, l'humble Mère veut s'assurer du profond respect et de la décence convenable qui doivent entourer la Sainte Réserve et les célébrations liturgiques dans les églises pauvres du voisinage. Nous la voyons avec ses soeurs s'activer, même malade, pour fabriquer des corporaux qu'elle faisait distribuer ensuite par les frères ou qu'elle donnait elle-même aux prêtres lors de leur passage au couvent. (Cf Pr VI,14).

4. Le signe liturgique de la Croix et les gestes symboliques

La Croix, instrument de la Passion de Jésus, «est devenu le symbole de la Rédemption, signe parfait de l'amour de Dieu pour nous et de l'amour du Fils incarné pour le Père... »[6]. Claire a compris d'une façon exceptionnelle ce signe privilégié de la Liturgie chrétienne. En effet, qu'est-ce qu'un signe liturgique? La Liturgie est un univers de signes à commencer par les sacrements, : «Charnières entre le spirituel et le sensible, facteur d'unité entre les hommes qui ne communiquent que par l'extérieur, le signe est, surtout depuis l'Incarnation, le médiateur privilégié entre Dieu et nous. »[7]

Le signe de la Croix est le signe par excellence qui caractérise la piété et l'intercession de l'humble abbesse de Saint-Damien. Il n'est que de relire chaque témoignage du Procès de canonisation pour découvrir avec quelle fréquence Claire emploie ce signe dans le cours de ses journées. Signe habituel de sa prière pour ses Soeurs, de son charisme de guérison, le signe de la Croix exprime sa Liturgie intérieure et sa profonde assimilation des mystères chrétiens. Le signe de la Croix est pour elle signe de bénédiction, transmission de la bénédiction de Dieu, participation à sa paternité: « Au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit. Que le Seigneur vous bénisse et vous garde... » (Bén 1).

D'autres signes, inspirés de la Liturgie, sont utilisés par la sainte Mère. Parmi ceux-ci, mentionnons : la cendre. Nous avons vu que François savait employer ce signe de pénitence utilisé dans la liturgie du Mercredi des Cendres. Claire, lors d'une prière de supplication, ne craint pas de le demander à toutes ses Soeurs: « ...elle les fit appeler, puis elle manda de quérir de la cendre et en couvrit toute sa tête... Ensuite, elle posa elle-même la cendre sur la tête de toutes les soeurs, et leur recommanda de se jeter en oraison, afin que Dieu délivre la cité... »(Pr III,19; IX,3).

 De même, l'eau bénite « ...qu'elle se fait donner à elle-même et à toutes ses soeurs après manger et après Complies.» (Pr XIV ,7), à la suite d'une vive conscience qu'elle éprouve lors d'une liturgie durant leTemps pascal. Cette eau bénite est signe liturgique de la naissance de l'Église et du baptême chrétien: « ...sans cesse et en tout lieu, -enseigne-t-elle à ses soeurs-_vous devez garder souvenance de cette eau sainte laquelle sortit du côté droit de notre Seigneur Jésus Christ pendant à la Croix. »

5. Le service de la Louange de Dieu

Une dernière considération de la vie liturgique aux origines de l'Ordre servira de conclusion et nous fera approcher avec émerveillement de la réalité si spontanée de la Louange de Dieu chez Claire et ses Soeurs pauvres. La louange naît du coeur pauvre conscient de tout recevoir de la main de Dieu: Les dernières paroles de Claire mourante illustreront avec évidence cette profonde réalité chrétienne: «Pars tranquille et en paix..., -se dira-t-elle à elle-même-  Celui qui t'a créée a prévu aussi à te sanctifier; après t'avoir créée, il t'a remplie de l'Esprit Saint, et ensuite il t'a toujours regardée comme une mère regarde son tout petit enfant... Seigneur, sois béni de m'avoir créée!» (Pr XI,3; III,20).[8]  

La louange de Dieu chez Claire dépasse les célébrations liturgiques pour s'établir en permanence dans sa vision du monde. Sa mémoire est louange, sa contemplation est louange, sa compassion est louange de Dieu et de son Fils Jésus. C'est dans l'Esprit Saint qu'elle invite à vivre cette louange: «Je me réjouis et j'exulte avec toi dans la joie de l'Esprit... » (4L 7), écrira-t-elle à sa correspondante de la lointaine Bohême, résumant ainsi l'attitude intérieure de toute sa vie.

Dieu même, et les principales oeuvres de son Salut sont les sujets préférés de sa louange et de son émerveillement: c'est là sa respiration, dira-t-elle encore: « Je respire en exultation dans le Seigneur... » (3L 4). Elle exprime sa louange pour la beauté de Dieu: (3L 16 et 4L 10), pour la «pauvreté stupéfiante, l'admirable humilité du Fils de Dieu » : (4L 20); pour le « grand et louable échange » qu'Il nous offre par la «possession de la bienheureuse Vie perpétuelle » : (IL 30); pour le progrès de ses soeurs, signe des « dons excellents du dispensateur de la Grâce»: (2L 3); pour la complémentarité que ses soeurs lui apportent en «suppléant merveilleusement à ce qui est défectueux» chez elle ou chez ses soeurs: (3L 4). Elle bénit Dieu pour son existence à elle, Claire, petite créature: «Sois béni, Seigneur, toi qui m'as créée... » (Pr III,20). Elle Le loue pour les biens qu'Il lui dispense chaque jour : (Pr III, 24). Cette louange perpétuelle habite en permanence l'âme de Claire, à ce point que, durant sa dernière maladie, ses soeurs témoigneront qu'elle «ne cessait de louer Dieu.» (Pr XIII,10).

Claire désire aussi que tous bénéficient et participent à cette Louange divine: « ...lorsque la très sainte Mère envoyait au dehors les soeurs quêteuses, elle les exhortait à louer Dieu chaque fois qu'elles verraient de beaux arbres fleuris et feuillus; et elle voulait qu'elles fissent de même à la vue des hommes et des autres créatures, afin que Dieu soit loué pour tout et en tout. » (Pr XIV ,9)

La dernière exhortation écrite de Claire adressée à ses soeurs, c'est son Testament. Pour transmettre ce qu'elle a à coeur, elle formule ses dernières volontés dans l'expression liturgique d'une "action de grâces" rendue au «Père des miséricordes». Ce qu'elle chante au nom de ses soeurs c'est la sublimité de sa vocation, du don de cette vocation à suivre la Voie du Fils de Dieu, par la fidélité à la Sainte Pauvreté. Et, à l'instar des derniers psaumes qui invitent à la louange perpétuelle, Claire, de même, exhorte se soeurs présentes et futures: « ...nous sommes tenues de beaucoup bénir et louer Dieu.» (Test.22). Nous sommes destinées à cette Louange, selon la prophétie primitive de François, avant même l'existence des "Pauvres Dames": «Il y aura là des dames dont la vie renommée et la sainte conduite glorifieront notre Père céleste dans toute sa sainte Église... » .Et, ajoute Claire: «ce n'est pas seuleme nt de nous que notre très bienheureux père François prophétisa cela, mais aussi des autres qui devaient venir à la sainte vocation à laquelle le Seigneur nous a appelées.» (Test. 17). Nous reconnaissons ici, et dans tout ce Testament d'ailleurs, l'accent et le mouvement litrugique de la mémoire qui oriente l'acclamation de saint Paul dans sa lettre aux Éphésiens: « Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus Christ qui nous a bénis de toutes sortes de bénédictions spirituelles sur la terre et dans les cieux. Il nous a élus en Lui dès avant la fondation du monde pour être saints et immaculés en sa présence dans l'amour, déterminant d'avance que nous serions pour Lui des fils adoptifs par Jésus Christ... à la louange de gloire de sa grâce.» (Ep 1,3-6).

Vocation de «louange de gloire de sa grâce»: tout le mouvement eucharistique de la vocation de Soeur pauvre s'exprime en cette douce et salutaire "obligation" du coeur, au sein d'une communauté unie: « ...nous devons rendre des actions de grâces au glorieux Père du Christ... » (Test. 2).

Références 

[1] Tout en évitant des rapprochements trop rapides, la vision de la sainte d'Assise au sujet de la Liturgie n'étant pas la même que la nôtre depuis le Concile, il faut se souvenir cependant que la Liturgie est révélation du mystère chrétien et par là, a certainement nourri la vie spirituelle des premières Soeurs pauvres, même si, dans les textes de Claire, il y a peu d'allusions à l'acte de liturgie lui-même.

[2] Après avoir revu ce passage de la présente réflexion, Frère Thaddée Matura, ofm, notait que : des liturgistes ne jugent pas cette période avec la même bienveillance que vous...

[3]  Dom J. Leclerq, Maison Dieu 69 .

[4]  Cf. Maison Dieu 51, p.85 Pl. Deseille

[5] Frère Thaddée Matura, ofm estime que : il faudrait explorer et souligner sa participation concrète, quotidienne à la liturgie (Eucharistie, Heures, etc) et son imprégnation par elle.

[6]   cf. Dictionnaire de Liturgie: "Croix".

[7]   Dictionnaire de Liturgie: "signes".

[8] Il serait très profitable de comparer cette prière de Claire avec celle que l'Église utilise pour accompagner les mourants: liturgie des agonisants.

Sources et livres consultés.

Bibliographie pour continuer la recherche.

_ Claire d'Assise, Écrits : Sources chrétiennes N° 325, édition Cerf

_ François d'Assise, Écrits :   Sources chrétiennes N° 285, édition Cerf

_ Sainte Claire d'Assise, Documents, Éditions franciscaines

_ À la découverte de Claire d'Assise, Concordances, Clarisses de Nantes

_ Regard sur l'Histoire des Clarisses, tome I, par une clarisse de Nice.

_ L'Office divin au Moyen_Âge,  P. Salmon,  Cerf, Lex orandi 43

_ Le chant liturgique dans l'Ordre de saint François aux origines.

_ Études franciscaines N° 75, 1975: Octave d'Angers, ofm cap.

_ Le Bréviaire romain et les Frères Mineurs au XIIIe siècle. Arsène LeCarou, ofm (1928)

_ Vie cistercienne et psalmodie : Placide Vernet, ocso : Liturgie N° 26

_ Histoire de la Liturgie V : Lien des contemplatives N° 87, Anselme Davril, o.s.b.

_ Culte liturgique et prière intime dans le monachisme au Moyen-Âge.

_ Dom J. Leclercq, Maison Dieu N° 69

_ Typologie et ecclésiologie des livres liturgiques médiévaux.   Pierre-Marie Gy, o.p. Maison Dieu N° 121

_ L'Office divin: choeur monastique, livre de prière, ou Liturgie du peuple de Dieu?  Robert Taft: Vatican II ** (1988)

_ Histoire générale de l'Ordre de Saint François. Fr. de Sasseville

_ Saint François et la liturgie de la chapelle papale.

_ Eusèbe Clopp, o.f.m. : Archivum franciscanum historicum 1926, fasc. IV

_ Histoire de l'Église :  Bihlmeyer-Tuchle tome II, p. 231 ss

_ Nouvelle histoire de l'Église. Le Moyen-Âge,  p.321, Éd. du Seuil

_ L'Église dans l'histoire des hommes, Paul Christophe, p. 384 ss

_ Documents du Concile Vatican II: Constitution SC sur la Liturgie

_ Présentation générale de la Liturgie des Heures

_ Dictionnaire de la Liturgie, Dom Robert LeGall, C.L.D. (1982)

_ Agnès de Bohème, amie de sainte Claire :_ Maria Fassbinder, Collection Profils franciscains, Éd. franc.

_ Règle de saint Benoît : Sources chrétiennes N°182  Cerf

_ L'amour de Dieu et le désir des lettres, au Moyen-Âge, Dom J. Leclercq, o.s.b.

_ Les nonnes au Moyen_Âge, Michel Parisse, Éd. Christine Bonneton

_ La liturgie monastique selon les premiers cisterciens, Maison Dieu N° 51, P.Deseille

_ Les femmes au Moyen_Âge, Eileen Power, Aubier-Montaigne.

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