Les Mots que j'aime
LES MOTS QUE J'AIME
1
Dis- moi les mots que tu aimes
que je les tienne entre mes doigts
les palpe les sente les goûte
comme des fleurs et des fruits
dis-moi les mots que tu aimes
que je les égrène entre mes doigts
incantation patiente du coeur
qui frémit et palpite au toucher
dis-moi les mots que tu aimes
que je les fasse sauter et danser
ballon entre les mains du jongleur
enfant qui tourne entre mes bras
dis-moi les mots que tu aimes
que je les serre sur ma poitrine
les réchauffe à la nuit froide
plus brûlants que des charbons
dis-moi les mots que tu aimes
que je les tisse et les colore
et te fasse un manteau splendide
pour les heures et les jours inouïs
dis-moi les mots que tu aimes
que je les lave et les laisse sécher
dehors au grand vent à la lumière
lessive fraîche odeur si douce
dis-moi les mots que tu aimes
que je les sème dans mes paumes
grains de blé et sève d’arbres
semences où naît toute la terre
dis-moi les mots que tu aimes
que je les broie entre mes mains
marteau enclume bâtant le fer
des destins des paroles rouges
dis-moi les mots que tu aimes
qu’ils veillent entre mes doigts
quand brûle une flamme nocturne
et que la noirceur est visitée
dis-moi les mots que tu aimes
que je les tienne entre mes doigts
le temps si court de les voir
s’envoler comme des hirondelles.
2
Il faut que tu saches je veux te dire
les mots ont passé la journée
à suivre des routes sombres
tapissées de nuages gris et bas
les mots ont eu froid
mordus par un vent glacial
dans une saison amère et soudaine
il faut que tu saches je veux te dire
l’agonie a traversé les mots
à bout de souffle agenouillés
incapables de traverser la ville
heurtés morts
il faut que tu saches je veux te dire
les mots m’ont donné un secret
la face visible du coeur
un message un souvenir
à te dire quand ils ne seront plus
le dernier souffle d’une vie
la présence brûlante sur le chemin
le mot ultime
je veux te le dire il faut que tu le saches.
3
Poète
que la terre ne pleure plus
je chante pour ses peines
que le feu ne s’éteigne plus
je chante pour ses étincelles et ses cendres
que l’eau ne déserte plus
je chante pour ses rivières et ses remous
que le vent ne tombe plus
je chante pour ses rafales et ses brises
poète
que l’homme ne meure plus
je chante pour son désir et sa blessure
que mon coeur ne se perde plus
je chante pour ses abîmes et ses pas
que l’ami ne sombre plus
je chante pour sa main et son destin
que Dieu ne se cache plus
je chante pour qu’il paraisse au jardin
poète
je chante un chant d’amour
pour que la terre l’homme vivent.
4
J’écris mon silence
blessé par les âges et les promesses
trop jeune pour tout voir
si vieux pour être vu
ce long voyage qui marche en moi
ces visages de fleuve de montagne
ces paroles d’azur de soleil
de terres basses et noires
j’écris cette peine
cachée dans la main fermée
un caillou lisse et blanc
trouvé entre deux vagues de la mer
près des sables et du rocher
qui fait mal soudain
et laisse une rougeur étrange
sur la paume fendue
j’ écris les larmes les rires
gigue de rêves cassés
de distances réfléchies
ces pas qui ne peuvent rien
et ne sont qu’abandon
j’écris mon visage
quelque chose comme le tien
des yeux tendus fermés
des lacs sans continent
l’infini livré par la rive.
5
J’ai dormi dans une chanson
remplie de songes et de vents
de noms sur la cime des vagues
comme des navires aveugles
j’ai dormi dans une chanson
comme dans une maison douce
la lampe éteinte de la noirceur
avec ses bruits et ses murmures
j’ai dormi dans une chanson
attendant l’aube pour t’éveiller
le matin pour te parler et rire
dévoiler tout du jour de la vie
j’ai dormi dans une chanson
découverte au grenier
dans une valise en cuir
avec le linge d’hiver endormi
j’ai dormi dans une chanson
une chaîne de souvenirs
un collier de mots blancs
un anneau de papier crêpé
j’ai dormi dans une chanson
qui s’en allait toute seule
à travers les champs les bois
jusqu’aux collines embaumées
j’ai dormi dans une chanson
mêlé par mes mots mes images
plein d’esprits en voyage
de mille coeurs entrouverts
j’ai dormi dans une chanson
qui ne cesse de me regarder
me parlant d’une visite
d’un passant immortel.
d’un passant immortel.
6
Ce poème
ton premier rêve
un batelier en toile blanche
aussi léger qu’un papillon
sur une barque violon
aux rames débordées
une extase
d’arbres effervescents
dans l’après-midi extrême
d’un soleil au miroir
des feux rouges parlent
de colline en colline
comme le roulement des vagues
d’une mer effilée bleuâtre
une icône
aux larmes d’argent et d’or
de bras ouverts sur la présence
un regard qui s’épuise dans l’arrière-pays
et se dépose doucement sur un parfum
qu’une fleur des champs vient encore d’oublier
un moine
des oiseaux des arbres
un océan d’intense lumière
des lèvres qui murmurent
des mains qui peinent et chantent
la route est un fleuve
une goutte de vent
une palpitation dans le souvenir
un tremblement sans limite
ce rêve
ton premier poème
le quai le sanctuaire
un carré de sable
le temps n’a pas passé
voici l’instant de détacher
les rives et les racines
que le corps devienne
une arche à la dérive
sur la mer de soi.
7
Tes mots
dans la lumière de mon coeur
ton nom
dans le vent et la poussière
avant-midi d’apaisement
rangement du passé si neuf
il est trop tôt pour les rêves
trop tard pour un regret
sur la ligne d’horizon
le bruissement de l’océan
et le sable glissent entre les mains
ta voix
encore plus blanche
une transfiguration limpide
l’envers de tes pas
de la danse
permets
que mes mots mon nom
mon silence
soient un navire sans océan
une voile sans vent
j’aime
ce qui ne peut être dit
ce qu’écoutent des pieds nus
sur la terre
qui sait
l’ombre entre nous
le soleil au centre de ta signature
le mystère qui prévient
l’encre et les traces
tu sais je sais.
8
Voilà le pur matin au parfum de lait et de fromage
dans l’herbe verte
une robe blanche
quelques pas recueillent la rosée
et la dernière étoile
la brume voile la première colline
les bergers disparaissent dans l’obscurité grise
il y a un son que les feuilles toujours écoutent
mais il n’y a pas de nuit pour ta voix
que ton silence blesse mon coeur
et apaise mon épaule
ton nom est sur la paume de mes mains
comme un lac et un ruisseau
une étoile qui vient de tomber
une épine qui défend la rose
dis-moi la route la maison
ma prière est encore aux champs
près des vignes et des oliviers
je ne sais que faire en fin d’après-midi
ou si je dois entrer avant la nuit
j’ai un rêve
ne parlons qu’au fond des abîmes
de tout amour.
9
J’aimerais te donner
des miettes de lumière et de pain
je te vois à peine dans le tourbillon
des neiges et des silences
le temps s’en va
l’air sent bon
sous les pas qui marquent le chemin
des bruits s’envolent
jusqu’aux branches où quelques feuilles
oscillent entre les saisons
sur la table de bois
des mots d’hier et de demain
un bouquet de songes et de souvenirs
deux crayons de couleur
le coude la main le papier
j’écris pour vivre
comprendre déposer
j’entends le son de la plume
et respire le parfum de l’encre bleue
un tout petit poème se met à naître
plein de soleils et d’ancêtres
le regard s’embrouille
les mots culbutent sur le plancher ciré
je trace je dessine
les corps sont parfums couleurs
même dans le sang et l’ombrage
parlent l’âme la lumière
j’entends j’entends
des coeurs lointains proches
qui scintillent comme des étoiles
la terre tourne angoissée dans l’espace
je sens je vois
l’homme chancelle
arbrisseau à la dérive sur l’Amazone
je t’envoie ma parole
avant que tout s’efface
et l’encre sèche
nous marchons au milieu d’un volcan
les lèvres brûlées par l’esprit.
10
Je ne t’écrirai rien
qui soit la nuit de la fin
je veux commencer recommencer
faire que le dernier mot
ouvre la porte étroite du premier aveu
d’un passage secret d’un souffle profond
silence et clair de lune
des nuits d’avant-veille
je veux laisser entre les lignes
le parfum blanc d’un testament
ramasser mes rêves dans les champs du souvenir
me rappeler de l’avenir
d’un goût indéfinissable d’essentiel
quelques lettres bleues rouges
l’apparition d’un nom
lueur et reflet
ma lettre est une fenêtre qui bat au vent de la mer
elle parle de sables et de navires
d’écumes et de vagues
de l’étoile des matelots
d’une chanson goéland
d’une île verte
ton nom approche comme une petite barque
dans la baie paisible du soleil couchant
je ne te laisserai pas
sans mourir un peu
nous n’avons que quelques instants
laisse ta main sur la porte de mon cœur
je te refuse tout adieu.
11
Papier froissé
les mots se brisent
comme une bouteille de verre
qu’une roche fait éclater
il y a un torrent de déchirures
de pas de travers
de lettres de phrases coupées
dis à la lune
de nous faire taire
déluge bienheureux
d’eaux d’encres sur la terre
silence
qui parle est terrible!
dire simplement
des mots essentiels
longtemps longtemps
attendre le soir
le voyage d’une étoile
une toute petite parole
la maison est vide
les cartons reposent
des éveillés des saints
nus sans papier
sans explication
à l’instant de l’exil
bougent dans les ténèbres
voile de la lumière
là-bas.
12
Écoutez
les paroles parfumées de mes lèvres
vapeurs de la mer sur des visages d’été
je veux tout réciter par coeur
butant sur les syllabes les mots
m’accrochant aux images aux sons
comme sur des lacets emmêlés
mon poème m’a réveillé souvent
je l’ai appris répété trente trois fois
je me suis endormi au milieu d’une lettre
je frissonne à l’entendre
il parle il parle de soleil
d’animaux petits grands
de la terre pleureuse
d’un enfant père d’enfants
d’une famille émerveillée
d’une étoile des collines
de champs immenses enneigés
d’un village ignoré perdu
je sens des gouttes sur mon front
j’ai chaud j’ai peur
grand-mère prête-moi tes genoux
que je me rassure
tiens mes mots mon poème
cerf-volant que ma main mène
jusqu’au bout de la mer du ciel
j’ai fini
encore un mot je ne veux pas que vous oubliez
c’était un enfant père d’enfants.
13
Dire les mots que j’aime
mêler mes pas à mes lèvres
chanter mon souffle
comme on lance des pétales de fleurs
sur le printemps
dire les mots que j’aime
parce que j’ai cueilli les tiens
quand le soleil était disparu
que la nuit couvrait les apparences
les silences les soupirs
dire les mots que j’aime
puisque pâtir demande de changer de rive
je sens mieux ton cœur que le mien
j’entends tellement ce que tu ne peux dire
j’ai perdu l’habitude de mes vieux mots
dire les mots que j’aime
rentrer dans ma maison
cette antique boîte de carton
où les fantômes logent avec les héros
recommencer l’histoire
là où je l’ai suspendue
pour marcher dans ton vertige
tenir le murmure du rire
dans tes larmes
dire les mots que j’aime
ouvrir la valise
tenir le violon l’archet
frissonner au son rauque
de l’insolite
dire les mots que j’aime
simplement.
MOTS
1. Dis-moi les mots que tu aimes, 24 octobre 1981
2. Il faut que tu saches je veux te dire, 1 octobre 1984
3. Un chant d’amour, 11 juillet 1984
4. Lima, 31 janvier 1988
5. J’ai dormi dans une chanson, 6 janvier 1989
6. À la dérive sur la mer de soi, 27 janvier 1991
7. Tu sais je sais, 31 décembre 1991
8. Rome, 30 août 1993
9. Baptême, 9 janvier 1994
10. Hombre, 28 avril 1994
11. Papier froissé, 4 janvier 1997
12. Au petit poète de l’Ara Coeli, 7 janvier 1997
13. Les mots que j’aime, 22 février 1998
“A thing of beauty is a joy for ever.”
John Keats
Gilles Bourdeau (droits réservés)
15 mars 2008
15 mars 2008