Moines des îles

MOINES DES ÎLES
LIEU DE PRIANTS ET DE PRIÈRES

Les poèmes de ce recueil font partie d’un ensemble qui s’échelonne sur vingt ans d’écriture, soit de 1977 à 1998. Jamais je ne les ai pensés ou écrits comme s’ils faisaient partie d’un tout. Chaque poème est inspiré par un événement ou une méditation. C’est en découvrant plusieurs de ces textes sous l’angle des priants et de la prière que j’ai vu le fil  qui les réunit et les met côte à côte. Le recueil pourrait bien, un jour, en accueillir d’autres. Le sujet n’est pas fermé pas plus que ne l’est le ravissement qu’est la prière même.

Qui parcourt l’un ou l’autre de ces poèmes se rend vite compte que les priants sont les lieux dominants du recueil. Ce ne sont pas des personnages mais plutôt des figures ardentes et des charbons de feu. Ils n’évoquent pas tous les priants que j’aime mais ils indiquent sûrement des témoins qui ont marqué ces années intenses de service et d’expérience spirituelle. Certains témoins ont des noms. Il suffit de rappeler ici Antoine (5), Élie (6,11), Job (7), Grégoire de Nysse (8), Gilles d’Assise (9-11,17) et frère François (18). D’autres portent un nom symbolique qui recueille des milliers de personnes et de vécus. Ils sont représentatifs de traditions riches et suggèrent finement des projets de vie et des rêves de soi ou sur les autres. Passent ainsi à la queue leu leu le moine (1 et 20), le ravi (15 et 22) et le priant. Il n’est que lui sous des visages fascinants et des noms évocateurs.

Pour qui marche dans ce recueil il note tout de suite qu’il y a tant d’occasions de prier et tant de lieux de prières. Le feu (2), l’enfant (3), le rêve (4), le puits (10), un ermitage (13), le soir (14), la fournaise des apocalypses (16 et 19), les lèvres (23) et les êtres (24). Autant de pierres et de sanctuaires où le Souffle écoute et chante dans une communion fascinante. Car il s’agit bien d’un pèlerinage dont parle le poème déposé en finale comme au seuil d’un accomplissement et d’une aventure. Je prie comme je marche (25) est un poème axial. Près de lui, il est possible de saisir la profondeur personnelle et le mouvement pressant de la prière qui est celle du pèlerin et du moine éprouvée pas à pas et cœur à cœur : « un pas deux pas/ j’arrive au fleuve/ j’entends la mer/ ô passeur/ prends-moi/ que je passe sur l’autre rive. » (25) Est-il possible que tant de désir accompli soit aussi à rassasier dans un voyage où nul ne peut être son propre guide et son propre passeur ? Partout ces poèmes en appellent au Souffle.

Ce recueil comporte un sommaire dont le titre même est une signification : ravissements ! La pensée de François d’Assise qui clôt les poèmes pourrait être reprise à chaque poème car il s’agit d’un rappel pour les priants : « que rien ne nous arrête, que rien ne nous sépare, que rien ne s’interpose. »  C’est vrai, à ce point,« le moine commence d’être/ dans l’amour et le silence. » (1)

RAVISSEMENTS

1. Le moine, «23 mai 1978»

2. Feu, «14 novembre 1985»

3. L’enfant que Dieu m’adonné, «14 novembre1985»                                            
                                            
4. Le rêve de soi, «21 janvier 1987»

5. Abba Antoine, «17 janvier 1989»

6. Élie, «26 juillet 1988»

7. Job, «6 février 1989»

8. Grégoire de Nysse, «17 juin 1990»

9. Monterepido, «2 août 1991»

10. Le puits, «Août 1991»

11. Élie/Gilles, «22 août 1991»

12. Thérèse de Jésus,«15 octobre 1991»

13. Shantivanam, «22 janvier 1995»

14. Offrande du soir, «22 janvier 1995»

15. Au ravi, «18 janvier 1994»

16. Apocalypses, «23 mars 1995»

17. Perugia, «16 mars 1996»

18. Frère François, «16 mars 1996»

19. Miettes, «26 mai 1996»

20. Moine des îles, «27 février 1998»

21. Le priant, «Mai 1998»

22. Les ravis, «24 mars 1998»

23. Un doigt sur les lèvres, «28 mai 1996»

24. D’un être à l’autre, «22-23 juillet 1997»

25. Je prie comme je marche, «11 février 1977»

 

MOINE DES ÎLES
 
1
 
 
le moine
à genoux
laisse tomber son dernier chant
et tandis que la prière résonne encore
au soir tombant
d’encens et de musique
ses yeux qui ont tant regardé et cherché
prennent le sentier intérieur
où brille
silencieuse et nocturne
la lampe éternelle du cœur 
tout est clos et fini
il ne reste qu’à se dévêtir du corps
le sanctuaire disparaît
les saisons s’en vont
seule la flamme du cœur
vacille et tremble dans la nuit
le prophète s’est tu
la parole dort au cœur du poète
le moine commence d’être
dans l’amour et le silence.
 

 
 
FEU 
  
quelque chose dans le feu
saisit mon visage et le brûle
une braise un charbon 
je ne te cache pas mon âme
je ne te voile pas mon visage
regarde toi-même
entre le sourire et les larmes
passe la lueur de la paix 
quelque chose dans le feu
saisit mon visage et le brûle
une morsure de l’Invisible
une brèche de l’éternel Amour
 le temple est ouvert
qu’ils arrivent ceux qui naissent
dans la fournaise de feu.
 
 

 
3
 
L’ENFANT QUE DIEU M’A DONNÉ
 
 je porte sur mes épaules
un peu de bois un peu de pain
une ration d’eau
le rêve d’une route
d’une ville ouverte
 j’ai dans mon cœur
les traces d’un visage
les sanglots de la passion
des souvenirs qui voyagent
mêlés aux chants du jour
 j’ai dans mon âme
l’éclair d’une brise
le murmure d’une présence
l’extase de l’ineffable  
je tiens entre mes bras
l’enfant que Dieu m’a offert
chair d’une multitude paradoxale
souffle d’un Dieu fidèle
face et parole enfin données.
 
 

  
 
4
  
LE RÊVE DE SOI
  
la nuit a été pleine de cris et de pleurs
dans la cohue grouillante et essoufflée
l’homme qui cherchait sa ville et sa maison
a perdu ses vêtements et ses traces
 avec le visage et le cœur
il ne lui reste que l’étoffe soyeuse du corps
 il avance vers le sud et l’océan
les mains libres pauvre
il n’est que soi
l’ombre même l’a fui 
il tient debout comme un arbre
de toutes les saisons
enfin recevoir donner
être fils et père
 le désert est semence et moisson
le souffle est là 
le fleuve traverse la grotte
la lumière éclaire la caverne 
après la maison et le vêtement
que reste-t-il maintenant à perdre?
 ah oui le rêve de soi.
 
 

 
 
5
 
 
ABBA ANTOINE
  
la journée a neigé
des heures de tourbillons de vents blancs
d’horizons effacés des mots de fête
du temps à perte de soi
 l’après-midi traîne
avec les pas dans la neige
les gestes s’allongent les mots songent 
bonsoir 
faire une visite avant la nuit
les nouvelles du jour
les naissances les amours
l’âge la peine le courage
un coin de table
une rencontre inouïe
des mots remplis de cœur
des yeux qui brillent
des clartés des larmes
des choses simples des êtres humbles 
l’âme  effleure la face
le silence brûle les paroles
un peu Dieu soit avec toi
à bientôt à l’instant 
  bonsoir
 une pensée pour l’étranger
à son arrivée aux premiers saluts
pour les proches
un sentiment une prière
 je suis partout
seul et présent
je salue l’ancêtre
le père des moines
 le désert prend de la place
 chercheur de sources
bonsoir.
 
 

 
 
  
ÉLIE
  
brisée décousue
la toile du besoin
sans eau sans pain
même pas une miette
de rares images 
rien à saisir
même pas une poussière
 à semer dans la paume
pas de vent plus de feu
que quarante jours 
les idoles se défont
comme des statues de sucre dans l’eau
l’horizon est entrevu dans l’aveuglement
l’ange n’a pas encore passé 
l’homme tient seul dans la chaleur
les mirages et les tempêtes de sable
dans le silence immortel
il n’est plus de voix 
la parole est cachée dans le ravage du cœur
et la plaine désolée  
un pauvre diminue
et dans la nuit sans lumière
garde entre ses mains ce qui lui reste
un cœur son cœur
qu’il touche écoute pétrit doucement 
dans le rien coule un ruisseau
qui chante sans bruit
le voyage de la brise
le chemin de l’abandon
la galette et l’eau.
  
 

 
 
7
  
JOB
  
tais-moi
toi qui m’aimes
que je vienne à ta parole inouïe
si proche de ta face
si semblable à ton image
 tais-moi
que je m’avance encore
dans l’océan entrouvert
la profondeur inconnaissable 
tais-moi
que je t’aime
toi qui gardes la maison
et veilles la mort la vie 
tais-moi
que ta main touche mon esprit
que ma main soit sur tes lèvres 
tais-moi
que ton amour touche mon cœur
que mon silence désire ton amour
toi qui m’aimes
tais-moi.
 
 

 
  
8
 
 
GRÉGOIRE DE NYSSE
 
 il n’y a plus de rive
que la barque fragile
et l’océan angoissé
 il n’y a plus de terre
plus de mère et de père
les naissances sont dépassées
les voiles du visage sont en lambeaux
 il n’y a plus de mur ni de frontière
le seul écran c’est ta main
qui tamise de temps en temps le soleil
et fait un peu d’ombre
 il n’y a plus rien
que l’océan angoissé et la barque fragile
l’immensité plus grande que la pensée
l’infini à peine voyagé 
il n’y a plus rien
que le puits du vide et de l’absolu
du son initial 
ô Toi.
 
 

 
 
9
 
 
MONTEREPIDO
 
adossé à la ville
aux longues années de marche et d’usure
j’entends des murmures simples
qui coulent le long des murailles et des siècles
 je sens j’écoute
mon regard est ailleurs
il navigue sur une mer de vignes et d’oliviers
sur les ailes des colombes et des alouettes
entre les vallées et les montagnes
 je me perds dans une vision
quelqu’un bouge derrière la réalité
tout semble plus loin que tout ce que je vois
à travers les silences des choses
quelqu’un se tait disparaît
une présence éclaire qui s’en va
qui reste
 la vision est une voile ouverte
dans le vent qui inspire je m’en vais
voir Celui qui voit.
 
 

  
 
10
  
 
LE PUITS
 
près du puits
j’ai planté un arbre d’ailleurs
tu n’as pas vu encore son feuillage
tu ne sais rien de son parfum 
près du cœur inquiet
j’ai planté l’arbre immortel
qui ne fatigue pas de grandir
ne se hâte pas d’avancer
 près du puits
j’ai planté un arbre de douceur
tu as besoin de toute ta passion
pour veiller son premier bourgeon
attendre son odeur délicate
 près du cœur fragile
j’ai planté le dernier arbre
qui ne dit pas son nom
n’offre pas son parfum
sans amour
arrête-toi un instant
pour sentir ton souffle
recevoir ton nom
l’instant du secret éternel.
 
 

 
 
11
  
 
ÉLIE /GILLES
 
 
je t’ai donné la montagne abrupte
veille les vallées et les cités
mêle ton silence et ton cri
aux douleurs et aux paroles des passants 
que ton esprit et ton sang coulent lentement
sur la terre sèche des étés
et les champs enneigés des petits hivers
 je t’ai donné une muraille d’espace
une tour d’ascension et de courage 
un puits toujours rempli
un jardin
des arbres des fleurs
tant de saisons 
je t’ai donné une montagne
à monter et à descendre
un cœur qui se connaît peu
profond infini
où respire bat le souffle de la lumière
 si tu montes je passe
si tu restes je demeure
ta seule brise.
 
  

  
 
12
 
 
THÉRÈSE DE JÉSUS
  
dans l’après-midi qui se perd
et retourne tôt dans l’ombre
j’hésite entre la mer et la montagne 
ma pensée est une poussière
j’entre dans cette maison ordinaire
je garde silence dans l’intense amour 
j’ai vu dans l’angle obscur de la lumière
un veilleur s’éveiller encore
marcher comme un aveugle
vers la voix de quelque chose
 la rose qui bouge dans le vent
la fenêtre qui bruit sous la pluie
une parole dans la rue fait penser  
il est venu et s’est envolé vers la mer
les montagnes 
tant désirer l’impossible passage
de ceux qui sont en route
et franchissent les murailles les vagues
de l’inaccessible 
“tu es là je suis là
nous nous aimons.”
 
 

 
 
13
  
 
SHANTIVANAM
 
ton chant
un rayon de lumière sur mon cœur
rien ne m’atteint tout me touche 
je suis assoupi
dans la vie la mort
je laisse la nuit devenir espace 
l’abandon détache les rêves
je m’étends dans l’ombre 
ta voix brûlante éveille le cœur de Dieu
le souffle parfumé de la terre
se mêle à l’offrande 
tout repose 
j’adore qui t’inspire
et me bouleverse
comme une vague de la mer
 un bourgeon un sillon 
si je pouvais au moins
t’envoyer quelques paroles
du grand fleuve Amour.
 
 

 
   
14
  
 
OFFRANDE DU SOIR
  
recommencer
à cet instant-sanctuaire
oublier son cœur
perdre le grain de blé
que les peurs retiennent 
laisser à la vie ce qu’elle donne
plus pur et plus profond
que toute mort
l’éternel amour 
défaire sa chevelure
déposer son vêtement
laver les pieds de l’âme
livrer son cœur.
 
 

 
 
15
 
AU RAVI
 
maintenant je te vois
demain?
te toucher peut-être
habiter l’envers de l’ombre
t’apercevoir de la main
sentir de loin de près
tes pas tes gestes 
imaginer ce que j’aurai déjà vu
et perdre jusqu’à la fin
chaque trace de ton regard
me fier au souffle
compter sur l’invisible
et les battements de ton cœur 
es-tu là? 
je ne te vois plus parle plus fort 
es-tu déjà parti? 
sans te voir comment te suivre 
encore
porte-moi à tes yeux 
avant que ton image ne s’efface
je t’imprime trait par trait
sur mes songes 
toi seul tu restes
me vois-tu
absent de mon regard volcan mort
avec des yeux de cendres 
parle que je te touche.
 
 
 

 
 
16
 
 
APOCALYPSES
  
ensevelir ton nom
dans les neiges la lumière
avalanche qui roule d’abîme en abîme 
quand  les glaces auront fondu dans les prés
et sous les vignes des coteaux
retrouverons-nous seulement
ton manteau ton bâton? 
la douleur ne fait pas mal
la nuit mène au-delà de cette borne
les cerisiers ont fleuri 
le matin est paisible comme un dimanche
une branche de pin invisiblement remue
et laisse tomber des gouttes de rosée 
la ville s’est mise à l’effroi
l’homme s’amuse aux apocalypses
séduit par des idoles et des monstres
les enfants les vieillards s’éveillent
mêlant spectacles et cauchemars
transportant de la boue noire
dans une eau claire 
un prophète patiente les âges
les yeux fixés sur la terre et le ciel.
 
  

 
 
 17
  
PERUGIA
  
la ville disparaît 
une grande brume épaisse
brûle les apparences 
sans s’envoler
les oiseaux s’appellent
le soir anticipe le néant 
des cloches sonnent
et le temple reste invisible 
les arbres voisins ne bougent plus
gardiens anxieux
aux portes de tristes secrets 
sur la vitre lisse
des gouttes de pluie cheminent en séchant
sur le bord de la fenêtre
le puits est scellé 
sous la terre qui grelotte
un saint germe et console
la ville effacée.
  
 

 
 
18 
 
 
FRÈRE FRANÇOIS
  
la colline est sans douleur
un brouillard de surprise
couvre la plaie du côté 
près des cimes
des sentiers enneigés
sans promeneur sans été
le regard marche des millions de pas
aigle de vision sur un nid d’étoiles 
les portes sont ouvertes
les peurs ne rôdent plus près des murs
dans les demeures des cœurs inquiets
veillent des ombres qui brisent les sens 
aux oliviers
le chant des olives 
le jour brille
sur les visages les mains les pieds 
la souffrance se recueille
dans la plaie du côté 
les mains tendues
sont des bannières au bout des bras
couvertes de couleurs et de signes 
tenir ensemble les murmures et les larmes
des étoiles et des enfants 
le sang marche et bout
dans les paumes vulnérables

avec des clous et un marteau
le bourreau s’approche
prêt à immobiliser
l’âme au bois 

les voix figent
les visages se détournent 
les ténèbres distancent les cœurs.
 
 

  
 
19
 
  
MIETTES
  
la pluie de la fontaine
sur les ailes noires du corbeau 
un pétale de rose se détache
et tombe sur le marbre vert
l’orant entend un murmure
reste debout dans la gloire 
un pèlerin porte sur un plateau
des années et des paysages 
ils sont morts comme des agneaux
ont-ils été seulement attachés? 
les enfants les saints
les fous les moines
innocents du profit des assassins 
le sang se mêle à l’eau
la tragédie remue le fond de l’histoire 
prendre est si étrange à qui ne sait qu’offrir 
mourir debout dans la gloire
les agonies sont rouges des soleils
de l’implacable été.
 
 
 

 
 
20
  
 
MOINE DES ÎLES
  
un bateau de papier
entre les îles blanches 
la lumière dessine
 les mots des moines
sur les murs de pierre 
la lune veille la mer
jette un œil de feu
dans le livre de prière 
l’écriture est bénie
par des doigts couverts
de sable et de salive 
le prophète repose
mains sur le cœur 
à la merci de tous.
 
 
 

 
  
21
  
LE PRIANT
 
 mes mains t’effleurent
te cherchent
comme des ailes de papillon et d’hirondelle 
je ne veux pas prendre
seulement offrir
tendre le vide de mes paumes
mêler le silence de mes lèvres ardentes
aux sons de la lyre et de la flûte 
le manteau appartient au maître 
nulle crainte ne trouble ma chair
nue comme une vague
le flanc d’une colline incendiée
l’envers d’un pétale d’une feuille 
ô très doux invisible
je touche à peine le sol
pour t’atteindre
effleurer ton regard
où je ne sais
si je suis une goutte de pluie
ou un rayon de lumière 
dans le jardin de mes mains
de mes yeux
sème ce qui te plaît
découvre mon âme
qui commence à peine
mets sur mes épaules fragiles
avant que  le soir ne remplisse tout
le grand voile de la lumière.
 
 

 
 
22
  
LES RAVIS
  
nous en appellerons aux morts
ils nous jugeront peut-être
d’en haut d’en bas
voient-ils nos routes déjà perdues
nos champs où rien n’a été semé
nos villes où les voyageurs hésitent 
il n’y a plus de porte
sans maison nous sommes sans maison
une humanité déplacée
d’une côte à l’autre
la mer n’effraie plus
mais l’homme!
comment verser tant de misères dans l’espérance 
que les morts
même les derniers à disparaître
disent quelque chose 
des enfers
montent des chants d’eau et de feu
l’arbre du silence et du désir
la fournaise est plus profonde
que ne l’imaginent les saints
les flammes plus opiniâtres
que ne l’entrevoient les prophètes 
une seule goutte d’eau un peu de brise sur la terre
Dieu baptise les ravis.
 
 

 
 
23
  
UN DOIGT SUR LES LÈVRES
  
assis
près de la fenêtre
tu ne fais plus voyager ton regard
je jongle passe
entre les oliviers et les nuages
l’été est là
chaleur nue sur les feuilles trempées
par l’orage et la clarté
au pied d’un tronc
un coquelicot brille sur les racines cachées
une araignée pourpre glisse sur la vitre glacée 
comme un doigt sur les lèvres
un soupir rappelle aux cœurs brûlants
le silence 
l’absence serpente entre les collines
vapeur fine derrière les nuages
qui traînent sur leur dos
des parfums éveillés par des gouttes de pluie 
un moine quitte le sanctuaire
monte jusqu’aux ténèbres
la maison est tellement serrée
l’espace si vaste
nous risquons de ne pas nous chercher 
nous sommes près des fleurs
 les abeilles n’obéissent
 qu’aux appels immortels.
 
 
 

 
 
24
 
 
D’UN ÊTRE À L’AUTRE
 
un mur
sans image sans rêve
le soleil tache de couleurs le vide
les ailes des pigeons
tranchent l’épaisseur des silences 
des parfums s’étreignent
dans la fraîcheur du soir
la lumière glisse sur les planchers 
un moine traîne les pieds
en parlant tout seul
du passé des soucis
des derniers pas que le cœur aveugle 
les oiseaux ont bu à la fontaine
et insistent pour chanter
avant que l’obscurité n’oblige
à l’attente de l’aube 
dans l’âme le souffle
offre au passant
des signes avares du lendemain
les racines sont si fragiles 
d’un être à l’autre
le moine demande un guide
la brise est faible
la parole muette.
 
 
 

 
 
25
  
 
JE PRIE COMME JE MARCHE
 
 un pas deux pas
j’apprends à marcher
comme j’apprends à vivre
je prie comme je marche
je prie en marchant
parfois je m’en viens
et je m’en vais souvent
je quitte et j’arrive
je demeure et je voyage
j’aimerais planter ma tente
et faire racine
et il me faut courir là-bas
m’essouffler pour attraper
la dernière brise d’un homme qui craque
se lézarde et rend l’âme
comme un arbre libère sa sève
comme un fruit offre son noyau
pour recommencer à nouveau
j’aimerais marcher seul
dans la forêt vers le nord
vers l’horizon de tous les horizons
j’aimerais quêter l’Ultime
arracher à Dieu le secret de son cœur
voler son œil
dévoiler sa face
percer son silence
et libérer sa parole
et il me faut rester et rester
être fidèle sur place
aller aussi loin que le puisatier
à la quête d’une source
lever les yeux et les mains
aussi haut que le vol du faucon
fonçant droit dans l’antre du ciel
au sein du soleil
cœur de l’horizon
je prie comme je marche
j’avance je recule
je m’écroule et je me traîne
je sautille je gambade
je danse et je m’épuise
je fonce droit et devant
je m’attarde et prends plaisir
d’être en compagnie
je sens un parfum de forêt et de rivière
que je crée le sentier qui m’y mène
je marche et je prie
parfois je suis rejoint et je rejoins
je fais un bout de route
avec toi avec l’étranger
marcher ensemble change tellement
mon rythme mon souffle
j’ai le pas plus rapide
je m’y donne davantage
souvent le pas ralentit
tout ne va pas aussi vite
quelqu’un a mal
un autre veut fêter
et habiter pour toujours sous un arbre
près d’une lumière
j’accueille et donne la consolation
je reçois et savoure la fête
comme en attendant
je ne suis pas impatient
je suis prêt à mourir ici
mais je sais que l’Absolu
est ici sans réserve et qu’Il est ailleurs
je ne suis pas déchiré ni décousu
par des appels si changeants
de la route et de la marche
je porte le vêtement d’usage
mais je sais qu’il faut aller
plus loin et presser le pas
j’entends une voix
j’ai saisi un appel
il me vient du cœur et des entrailles
il me vient d’aussi loin que l’origine
et la fin
il me vient de la profondeur et de l’abîme
je n’ai pas à me briser
pour l’accueillir et le trouver 
un pas deux pas
j’arrive au fleuve
j’entends la mer
ô passeur
prends-moi
que je passe sur l’autre rive.
 
 

 
 
RAVISSEMENTS
 
1. Le moine, 23 mai 1978
2. Feu, 14 novembre 1985
3. L’enfant que Dieu m’a donné, 14 novembre 1985 
4. Le rêve de soi, 21 janvier 1987
5. Abba Antoine, 17 janvier 1989
6. Élie, juillet 1988
7. Job, 6 février 1989
8. Grégoire de Nysse, 17 juin 1990
9. Monterepido, 2 août 1991
10. Le puits, Août 1991
11. Élie/Gilles, 22 août 1991
12. Thérèse de Jésus, 15 octobre 1991
13. Shantivanam, 22 janvier 1995
14. Offrande du soir, 22 janvier 1995
15. Au ravi, 18 janvier 1994
16. Apocalypses, 23 mars 1995
17. Perugia, 16 mars 1996
18. Frère François, 16 mars 1996
19. Miettes, 26 mai 1996
20. Moine des îles, 27 février 1998
21. Le priant, Mai 1998
22. Les ravis, 24 mars 1998
23. Un doigt sur les lèvres, 28 mai 1996
24. D’un être à l’autre, 22-23 juillet 1997
25. Je prie comme je marche, 11 février 1977
 
« Nihil ergo impediat, nihil separet, nihil interpolet. »
« …que rien ne nous arrête, que rien ne nous sépare,
que rien ne s’interpose. »
 S. François d’Assise, Première Règle 23, 10
 

Gilles Bourdeau ofm.
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