Éclaircie
Présentation du poème
J'ai écrit ce poème durant les jours préparatoires à la fête liturgique de Claire d'Assise et que la communauté des Clarisses de Valleyfield vivait par une neuvaine de prières. Commencé le 2 août, le poème fut achevé le 11 août 2004. J'admirais la vie et le témoignage de Claire d'Assise. Sa vie humble, mais tellement porteuse de lumière, devenait un contraste saisissant avec ma vie.
La biographie de sainte Claire par Thomas de Celano insiste sur les images de clarté et les textes officiels de la liturgie reprennent inlassablement cette symbolique de la lumière éblouissante, parfois aveuglante. J'ai composé, jour après jour, les émotions et les pensées que me suggérait cette rencontre entre moi, -ce qui est devenu un nous-, et cette femme radieuse. Pas à pas, mot à mot, de symbole en symbole, d'aveuglement en extase, un poème a pris forme avec des strophes qui se suivent et s'appellent avec intensité.
Le poème ressemble à un boisé où chaque arbre est singulier mais lié à un ensemble compact et nécessaire. Il y a de l'ombre et de l'obscurité, comme dans toute existence humaine et, à force de marcher, j'arrive soudain- nous arrivons et pénétrons- dans un lieu habité par une lumière humble et douce. Une éclaircie. Des éclaircies. Rien pourtant qui ressemble à la lumière forte du plein soleil. La lumière touche et transforme. L'expérience humaine et la démarche intérieure apparaissent dans un nouveau jour.
Les symboles qui s'entrecroissent dans ce poème sont tamisés et délicats, une rivière de reflets et d'apaisements. De strophe en strophe, le marcheur communie à la paix d'une Présence qui recueille, brûle et ébahit. Le silence impose son langage et la lumière donne à découvrir un pays, « une Face qui contemple toute la création» (strophe 36).
Beaucoup d'images et de paroles renvoient à la vie de sainte Claire et au témoignage actuel des communautés qui poursuivent et transmettent son feu et et son message. Emportés par les unes et les autres, le poète et le marcheur passent dans la lumière. L'extase emporte et ravit faisant des derniers mots une prière de lumière et un aveu d'ébahissement : « Je te laisse ma nuit/ ô très pure lumière/ laisse-moi ta nuée/ ton voile de feu/ ah !/ » (strophe 68).
Gilles Bourdeau , franciscain
Poème
ÉCLAIRCIES
Corps par soi-même blessé
âme défigurée sans image
là sur la route des baumes
à l'atelier des icônes d'or
un drap noir sur le corps blanc
ensevelit le jubilé des peines
hasarde l'œuf les naissances
Il aurait fallu une épaule gauche
ne sont venues que des épines
trempées déjà dans la boisson
saoule d'une trahison d'éclopé
La nuit est là et sert à boire
un vin chaud coupé de miel
attend des visiteurs attardés
près d'une antique muraille
5.
mais un souffle la garde ouverte
une main constamment la rature
de messages vifs à l'encre rouge
6.
pour initier tous les voyages
un pas épouse tant d'autres pas
le pied arpente toute la carte
La clarté va plus vite que l'ombre
comme les chants des outardes
précèdent de loin leur arrivée
l'instant où elles préfèrent nicher
le soleil rompt parmi les nuages
des miettes de grande lumière
sur le lac du regard qui frémit
qui passe souterraine et boit
les eaux du puits silencieux
ce n'est pas un nom qu'elle épelle
10.
Tombent sur nos faces découvertes
des pluies de lunes et d'étoiles
le soleil ne voyage jusqu'à nous
que dans des bagages déjà scellés
toi qui de fleur en fleur t'arrête
pour manger boire et sans brise
accomplit en un jour ton destin
12.
Que d'ombres épaisses sur l'étang
les brumes à l'infini s'allongent
les nénuphars les quenouilles prient
le vent de les pousser vers la lumière
13.
Faut-il attendre autant de temps
pour entrer dans une mer d'éclaircies
y baigner enfin l'envers l'endroit
de ce qui paraît être notre coeur
14.
Mendiants à toutes les portes
nous frappons aussi à la nôtre
avec cette écuelle ce bol vides
affamés de présences vivaces
15.
La harpe murmure le silence
l'incroyable vigile de femmes
les lèvres brûlantes de chants
dans la fournaise des siècles
16.
S'en tenir à rien pour aventure
rester avec le désir de la fin
imprimé en soi comme une image
de la vie éternelle avenue
17.
Rien de neuf dans cet oasis
que le fleuve et le souffle
des gouttes de feu et de sang
dans la corbeille et la coupe
18.
Nous avons usé jusqu'au bout
l'amour rompu dans un miracle
de fin du monde de gestes de paix
qui rassemblent tous les humains
19.
Quand on pense au chemin
une lueur pénètre le vitrail
le choeur toujours recueilli
et des adorateurs à genoux
20.
Qu'au milieu de la fournaise le feu
connaisse l'Amour dans l'amour
comme un matin se lève demeure
après une nuit de lourdes ténèbres
21.
Au jardin écouter paisible le vent
entre les feuilles des boulots
et les pétales des fleurs vives
telle la harpe s'imbibe des doigts
22.
Ensemble le vin le pain brillent
des mains aux lèvres fragiles
et le temps ne passe jamais
dans l'éternité du face à face
23.
Comme si nous étions des torrents
nos vies descendent jusqu'à la fin
par le grand fleuve des origines
ancêtres à la file enfants par la main
24.
Il vente mais rien ne s'entend
la fenêtre est fermée l'ombre
des branches remue sur l'herbe
les feuilles bougent on le voit
25.
La cime est à côté de ma main
pente facile à monter sommet
que je peux atteindre sanctuaire
où je peux pénétrer à jamais
26.
L'ange très tôt a fermé la porte
allumé la chandelle tiré le banc
la vierge s'approche troublée
par le verbe ardent à son oreille
27.
Nous sommes là à tout entendre
rompus par des voyages de clarté
nos cœurs ont tout vu de la croix
même l'abandon qui nous guérit
28.
avec l'effroi le sacré l'ivresse
il reste toujours de la crainte
qui passe nos cœurs avec le vent
29.
qui se balance entre les événements
comme une branche suspendue à rien
que la foudre tranche et tient à un fil
30.
Ce qui est attendu dans la chambre
est plus pâle que le quartier de lune
un visage de marbre blanc blêmit
parce que l'inaccessible est arrivé
31.
ils doivent devenir des enfants
qui se bercent sans être tenus
sur une poitrine entre deux bras
32.
Ô très pure clarté reçois-nous
quelques instants avec nos fautes
nous avons pour souci un aveu
tomber à genoux dans l'Amour
33.
Si tu gardes la pyxide d'argent
et son trésor le Coeur du monde
ajoute ces miettes que nous sommes
dans la grande réserve du salut
34.
Quand tu poursuis ta route
il arrive que la maison habite
chacun de tes pas c'est l'heure
d'être un avec le feu du silence
35.
La mort n'est pas un passage
elle est maison dans la maison
un vêtement sur le vêtement
une âme qui entre dans l'Âme
36.
De là nous ne parlerons presque plus
car l'éclaircie éternelle est discrète
le pays a sa frontière dans une Face
qui contemple toute la création
37.
Qui a donné autant de lumière
à une torche de bois résineux
qui a donné autant de flamme
à ces charbons inconstants
38.
Ô très pure clarté brise l'urne
où se porte l'étincelle sainte
garde au tabernacle le froment
la joie l'encens de l'adoration
39.
Si tu nous abreuves de larmes
abreuve-nous aussi de souffle
veillent patients les consolateurs
quand passe l'incendie au jardin
40.
Ô très pure lumière éclaire la demeure
que l'existence soit nouvelle
que la nuit montre son grand mystère
et le coeur apprenne son appel
41.
Plus rien d'autre que la confiance
une vraie montagne dans nos paumes
un grain de moutarde dans nos cœurs
et rien d'autre que l'impossible
42.
Chaque matin oblige à commencer
la route les semailles les récoltes la maison
hâte le pas le blé l'automne le plancher
chaque matin oblige à tout le jour
43.
où le soleil et l'orage versent
l'eau et la lumière de l'illumination
par pur amour sans excuse
44.
Il n'est pas midi et le coeur interroge
sur la destination et la volonté
que veut ce pas sur ce sentier muré
l'incertitude frappe aux portes
45.
Sont devenus bien grands bien hauts
les grains semés à mi-saison
ils dépassent les épaules les âges
se mettent à rire du pendule
46.
Que de soif et jamais de source
que de brûlure et si peu de feu
que de vent et nulle voile ouverte
que de terre et de rares racines
47.
Dans la fournaise chantent les vivants
qui se souviennent des promesses
et des pèlerins de tout le voyage
même de ceux qui ne voient pas la fin
48.
Nous arrivons au temps du sans mot
le visage tellement fasciné par le Beau
l'indicible incendie le papier l'encre
il n'y a que la main sur la bouche
49.
Quel beau soir dans le crépuscule neuf
un fleuve de nuages oranges roses
la danse des branches l'odeur du frais
sont à clore les oeuvres de l'espoir
50.
À la veille de finir la clarté reste
à l'écart pour ne pas gêner la liberté
s'il y a quelque chose à donner
le coeur le trouvera dans le retrait
51.
Le hibou se blottit dans la nuit
entre une branche un rayon de lune
pour voir la paix remplir la plaine
et sans réveiller chanter parfois
52.
Avant de partir qui usera son vêtement
ses souliers ses rêves ses cartes
la fin est courte à quelques pas
seulement du départ et de la patience
53.
Nous laisserons à la terre son âme
plus grande que les nôtres
et le désir qui s'est tari et l'eau
qui prépare un autre baptême
54.
Là où nous allons il n'y a plus de lampe
nous sommes l'huile
d'un jour transparent
dans la brise nous sommes des feuilles
55.
qu'il soit emporté avec le coeur
laisse à lire le mystère invisible
dans la main qui l'ouvre et l'échappe
56.
Il y aura toujours autre chose
indéfini nécessaire aussi
un vent qui sort de la grâce
un feu qui brûle le coeur
57.
Tenir dans la main rien tout
un seul visage fixe l'essentiel
un moment qui ne revient pas
une barque qui prend la mer
58.
Signer le testament de la communion
jurer qu'on a été là pour le sang
le pain la coupe le feu immortels
un bel aveu scelle les rencontres
59.
Un pas en arrière pour entrevoir
de l'espace de l'air pour vivre
reculer l'ombre respirer la clarté
à deux pas serait le bonheur
60.
Il faudra coucher la nuit
qui ne veut plus peiner
au bout d'une longue vie
de pèlerinage d'espérance
61.
le petit enfant né mille fois
sur sa poitrine dénudée
l'hôte souffle et imprime
62.
Pourquoi nous attends-tu avec la mort
pour nous promettre tant de vie
quand le soleil apparaît entre les arbres
le temps des chansons est arrivé
63.
Ô très pure clarté la toile des heures
est entière après tant de déchirures
comment grimper d'une maille à l'autre
quand les vides sont l'espace
64.
Laisse à la main désertée
une pincée de sel des grains de blé
une poussière humide de l'eau claire
et dans chaque jambe la liberté
65.
une chanson une grammaire
se lever accorde les cithares
avancer ouvre le sanctuaire
66.
Ô sainte présence rassemble
les poussières de nos existences
fais de nos coeurs un souffle
irradie le bruissement des lèvres
67.
et le passeur est proche de la barque
il touche les voiles ajuste les rames
il écoute une à une ses chansons
68.
ô très pure lumière
laisse-moi ta nuée
ton voile de feu
ah!
Gilles Bourdeau ofm